La tapisserie s’anime

Je ne sais si je dois raconter ce qui m’arriva la nuit, parce que nous sommes dans un siècle délicat, où l’on ne croit pas les choses extraordinaires ; mais comme j’écris sans intérêt, je me satisferai au moins moi-même, en rapportant fidèlement la vérité. J’étais couché dans une grande salle, dont la tapisserie représentait quelques anciens rois de Castille. Je les considérai curieusement avant que de me mettre au lit, et je m’endormis en faisant réflexion sur la caducité des grandeurs humaines, dont il reste à peine de simples traces au bout de quelques siècles. Ils ne subsistent donc plus que dans une tapisserie, disais-je, ces rois qui ont fait trembler tant de peuples ; et je suis aujourd’hui quelque chose de plus grand qu’eux, moi qui existe du moins, tandis qu’ils ne sont plus. Mais à quel oubli dois-je m’attendre à mon tour dans un siècle ou deux, puisque tant de grands monarques, tant de rois riches et puissants n’ont pu s’en garantir ? Le sommeil me prit dans ces idées. Bientôt après, je crus voir les personnages de la tapisserie se détacher d’eux-mêmes, et s’approcher de mon lit ; ils ouvrirent mes rideaux pour me faire apercevoir, au milieu de la chambre, un homme couché sur un drap noir, avec un sceptre à la main et une couronne sur la tête. Je le regardai attentivement. Je le reconnus pour le grand Louis XIV. Il est mort, me dit l’un des spectres ; il sera oublié comme nous. Je m’éveillai le lendemain tout rempli de cette triste image, et je fis part de mon songe à ceux qui voulurent l’écouter. Huit jours après, on reçut à Madrid la nouvelle de la mort du roi de France.