Sade

Les Crimes de l’amour

France   1787

Genre de texte
nouvelle

Contexte
Florville avait eu à 16 ans un enfant illégitime d’un jeune officier, Senneval, mais ce dernier avait emmené l’enfant au loin sans vouloir du mariage. Beaucoup plus tard, elle tue par accident un jeune homme impétueux qui l’adore et veut la violer. Peu après, elle est amenée à témoigner contre une femme qu’elle a vue en train de commettre un assassinat dans une auberge. Elle finit par épouser M. de Courval à l’âge de 36 ans. Un soir, elle découvre que Senneval était son frère et Courval son père. Le jeune homme qu’elle avait tué était son fils et la femme envoyée à l’échafaud, sa mère.

Texte témoin
«Florville et Courval ou Le fatalisme», Les Crimes de l’amour, Paris, LGF, 1994.




Rêves prémonitoires

Florville et Courval

Mme de Verquin, avec laquelle je n’avais jamais cessé d’être en commerce comme je vous l’ai dit, monsieur, me pressait toujours d’aller encore passer quelques mois avec elle, je parlai de ce projet à son frère, il l’approuva, et huit jours après je partis pour la Lorraine ; mais le souvenir de mon crime me poursuivait partout, rien ne parvenait à me calmer.
Je me réveillais au milieu de mon sommeil, croyant entendre encore les gémissements et les cris de ce malheureux Saint-Ange, je le voyais sanglant à mes pieds, me reprocher ma barbarie, m’assurer que le souvenir de cette affreuse action me poursuivrait jusqu’à mes derniers instants, et que je ne connaissais pas le cœur que j’avais déchiré.
Une nuit, entre autres, Senneval, ce malheureux amant que je n’avais pas oublié, puisque lui seul m’entraînait encore à Nancy..., Senneval me faisait voir à la fois deux cadavres, celui de Saint-Ange, et celui d’une femme inconnue de moi, il les arrosait tous deux de ses larmes et me montrait non loin de là un cercueil hérissé d’épines qui paraissait s’ouvrir pour moi ; je me réveillai dans une affreuse agitation, mille sentiments confus s’élevèrent alors dans mon âme, une voix secrète semblait me dire : « oui, tant que tu respireras, cette malheureuse victime t’arrachera des larmes de sang, qui deviendront chaque jour plus cuisantes ; et l’aiguillon de tes remords s’aiguisera sans cesse au lieu de s’émousser ».
Voilà l’état où j’arrivai à Nancy, monsieur, mille nouveaux chagrins m’y attendaient ; quand une fois la main du sort s’appesantit sur nous, ce n’est qu’en redoublant que ses coups nous écrasent.

[....]

A ma dernière confrontation, cette femme m’examinant avec le plus grand saisissement, me demanda mon âge.
« Trente-quatre ans, lui dis-je.
Trente-quatre ans ?... et vous être de cette province ?...
Non, madame.
Vous vous appelez Florville?
Oui, répondis-je, c’est ainsi qu’on me nomme.
Je ne vous connais pas, reprit-elle ; mais vous êtes honnête, estimée, dit-on, dans cette ville ; cela suffit malheureusement pour moi... »
Puis continuant avec trouble :
« Mademoiselle, un rêve vous a offerte à moi au milieu des horreurs où me voilà ; vous y étiez avec mon fils... car je suis mère et malheureuse, comme vous voyez... vous aviez la même figure... la même taille... la même robe... et l’échafaud était devant mes yeux...
- Un rêve, m’écriai-je... un rêve, madame », et le mien se rappelant aussitôt à mon esprit, les traits de cette femme me frappèrent, je la reconnus pour celle qui s’était présentée à moi avec Senneval, près du cercueil hérissé d’épines... Mes yeux s’inondèrent de pleurs ; plus j’examinais cette femme, plus j’étais tentée de me dédire..., je voulais demander la mort à sa place..., je voulais fuir et ne pouvais m’arracher... Quand on vit l’état affreux où elle me mettait, comme on était persuadé de mon innocence, on se contenta de nous séparer ; je rentrai chez moi anéantie, accablée de mille sentiments divers dont je ne pouvais démêler la cause ; et le lendemain, cette misérable fut conduite à la mort.

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