Guy de Maupassant

« Le Docteur Héraclius Gloss »

France   1876

Genre de texte
nouvelle

Contexte
Le rêve se trouve évoqué au chapitre VI de la nouvelle.

Au cours d'une discussion, le docteur Héraclius Gloss et ses amis le recteur et le doyen exposent leurs vues sur la philosophie, ce que résume bien le titre du chapitre V : « Comme quoi M. le Doyen attendait tout de l'éclectisme, le docteur de la révélation et M. le Recteur de la digestion ». Par la suite, le docteur fait un songe, dont l'interprétation va bouleverser sa vie.

Notes
«Ego sum qui sum»: réponse de Dieu à Moïse qui lui demandait de s'identifier, dans l'épisode du buisson ardent : « Je suis celui qui suis ». (Exode, 3 :14).

Commentaires
La nouvelle décrit un rêve dont on ne connaît qu'un fait, une vision. Toute l'histoire est construite sur cette vision, c'est-à-dire son interprétation par le pauvre Héraclius, victime d'une plaisanterie,soit précisément l'interprétation humoristique qu'en propose le recteur et que la nouvelle se charge de confirmer.

Texte témoin
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, textes présentés,corrigés, classés et augmentés de pages inédites par Albert-Marie Schmidt avec la collaboration de Gérard Delaisement,Paris,Albin Michel, 1960, vol. 2, p. 716-717.

Édition critique
Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd. Louis Forestier,Paris,Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »),2 vol., 1974 et 1979.

Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, 1875-1884, et Une Vie, roman,notices et notes de Brigitte Monglond, Paris, Robert Laffont, 1988,p. 12-13.




Vision annonciatrice

Le rêve d'Héraclius Gloss

VI
Comme quoi le chemin de Damas du docteur se trouva être la ruelle des Vieux Pigeons, et comment la vérité l'illumina sous la forme d'un manuscrit métempsychosiste

Le 17 mars de l'an de grâce dix-sept cent -- et tant -- le docteur s'éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois en rêve un grand homme blanc, habillé à l'antique qui lui touchait le front du doigt, en prononçant des paroles inintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius un avertissement très significatif. De quoi était-ce un avertissement ?... et en quoi était-il significatif ?... le docteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendait quelque chose.

Après son déjeuner il se rendit comme de coutume dans la ruelle des Vieux Pigeons, et entra, comme midi sonnait, au no 31, chez Nicolas Bricolet, costumier, marchand de meubles antiques, bouquiniste et réparateur de chaussures anciennes, c'est-à-dire savetier, à ses moments perdus. Le docteur comme mû par une inspiration monta immédiatement au grenier, mit la main sur le troisième rayon d'une armoire Louis XIII et en retira un volumineux manuscrit en parchemin intitulé :

Mes dix-huit métempsychoses.
Histoire de mes existences depuis l'an 184
de l'ère appelée chrétienne
.

[...]

XXIV
Eurêka

La visite de M. le Doyen et de M. le Recteur le tira de son affaissement. Ils causèrent tous trois pendant une heure ou deux sans dire un seul mot de métempsychose; mais au moment où ses deux amis se retiraient, Héraclius ne put se contenir plus longtemps. Pendant que M. le Doyen endossait sa grande houppelande en peau d'ours, il prit à part M. le Recteur qu'il redoutait moins et lui conta tout son malheur. Il lui dit comment il avait cru trouver l'auteur de son manuscrit, comment il s'était trompé, comment son misérable singe l'avait joué de la façon la plus indigne, comment il se voyait abandonné et désespéré. Et devant la ruine de ses illusions Héraclius pleura. Le recteur ému lui prit les mains; il allait parler quand la voix grave du doyen criant : « Ah çà, venez-vous, Recteur », retentit sous le vestibule. Alors celui-ci, donnant une dernière étreinte à l'infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on fait pour consoler un enfant méchant : « Là, voyons, calmez-vous, mon ami, qui sait, vous êtes peut-être vous-même l'auteur de ce manuscrit ».

Puis il s'enfonça dans l'ombre de la rue, laissant sur la porte Héraclius stupéfait.

Le docteur remonta lentement dans son cabinet murmurant entre ses dents de minute en minute : « Je suis peut-être l'auteur du manuscrit ». Il relut attentivement la façon dont ce document avait été retrouvé lors de chaque réapparition de son auteur; puis il se rappela comment il l'avait découvert lui-même. Le songe qui avait précédé ce jour heureux comme un avertissement providentiel, son émotion en entrant dans la ruelle des Vieux Pigeons, tout cela lui revint clair, distinct, éclatant. Alors il se leva tout droit, étendit les bras comme un illuminé et s'écria d'une voix retentissante : « C'est moi, c'est moi ». Un frisson parcourut toute sa demeure, Pythagore aboya violemment, les bêtes troublées s'éveillèrent soudain et se mirent à s'agiter comme si chacune dans sa langue eût voulu célébrer la grande résurrection du prophète de la métempsychose. Alors, en proie à une émotion surhumaine, Héraclius s'assit, il ouvrit la dernière page de cette bible nouvelle, et religieusement écrivit à la suite toute l'histoire de sa vie.

XXV
Ego sum qui sum

À partir de ce jour Héraclius Gloss fut envahi par un orgueil colossal. Comme le Messie procède de Dieu le père, il procédait directement de Pythagore, ou plutôt il était lui-même Pythagore, ayant vécu jadis dans le corps de ce philosophe. Sa généalogie défiait ainsi les quartiers des familles les plus féodales. Il enveloppait dans un mépris superbe tous les grands hommes de l'humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes auprès des siens, et il s'isolait dans une élévation sublime au milieu des mondes et des bêtes; il était la métempsychose et sa maison en devenait le temple.

Il avait défendu à sa bonne et à son jardinier de tuer les animaux réputés nuisibles. Les chenilles et les limaçons pullulaient dans son jardin, et, sous la forme de grandes araignées à pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideuse transformation sur les murs de son cabinet; ce qui faisait dire à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes, métamorphosés à leur manière, se donnaient rendez-vous sur le crâne du trop sensible docteur, il se garderait bien de faire la guerre à ces pauvres parasites déclassés (p. 742-743).

[...]

XIX

[...]

Dès lors, il n'eut plus qu'un désir, qu'un but, qu'une préoccupation constante : tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait des filets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dans ses gouttières pour étrangler les chats du voisinage. Sa porte toujours entr'ouverte offrait des viandes appétissantes à la gourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquement dès qu'une victime imprudente succombait à la tentation. Des plaintes s'élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Le commissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommer d'avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé de procès; mais rien n'arrêta sa vengeance. Enfin l'indignation fut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il aurait été, sans doute, écharpé par la multitude sans l'intervention de la force armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à la Préfecture, et déclarèrent à l'unanimité que le docteur Héraclius Gloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la ville entre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas la lourde porte de la maison sur laquelle était écrit :« Asile des Aliénés » (p. 756).

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