Roger Caillois

« Le rêve de Solange »

France   1977

Genre de texte
conte

Notes
A. Maury, auteur de le Sommeil et les rêves, Paris, Didier,1861, dont le texte est disponible ici.

Hervey de Saint-Denis, auteur de les Rêves et les moyens de les diriger, Paris, 1867, dont le texte est disponible ici.

Yves Delâge, auteur de « La théorie du rêve », Revue scientifique, 11 juillet 1891.

William C. Dement, auteur de Dormir, rêver, Paris, Seuil, 1981. « La psychophysiologie du rêve » (p. 64-91), dans le recueil dirigé par Roger Caillois.

Georges Devereux, auteur de « Rêves pathogènes dans les sociétés non occidentales » (p. 189-204), dans le recueil dirigé par Roger Caillois, Le Rêve et les sociétés humaines, Paris, Gallimard, 1967. Devereux est aussi l’auteur d’une remarquable étude sur l’interprétation freudienne des rêves dans la tragédie grecque, publiée en anglais en 1976 et traduite en français en 2006 : Les rêves dans la tragédie grecque (voir compte-rendu ici">ici)

Jean Wahl : philosophe (1888-1974) et poète, dont les cours et les conférences sont remarqués.

* Cette phrase se trouve au début de l'étude en rouge(dernières lignes du chapitre 3) : Conan Doyle, A study in scarlet, 1887). Sherlock Holmes a pouffé de rire lorsque le commissaire Lestrade lui a interprété « rache », écrit sur le mur en lettre de sang par la victime, comme étant le nom de sa meurtrière, une certaine Rachel, évidemment. Avant de quitter les lieux, Sherlock lance en pointe à peu près la phrase que cite ici Caillois, laissant ses rivaux bouche bée.

Le Kathâ-Sarit-Sâgara, littéralement «l'Océan des Rivières de contes», regroupe 350 histoires en 18 livres.

Texte témoin
Roger Caillois, « Le rêve de Solange », la Lumière des songes, illustrations de Pierre Alechinsky, Paris, Fata Morgana, 1984, p. 33-47.

Édition originale
Roger Caillois, « Le rêve de Solange », la Revue des deux mondes, janvier 1977.

--, « Le rêve de Solange », la Lumière des songes, Paris, Fata Morgana, 1984, p. 33-47. Dans ce petit recueil de deux contes, celui-ci est précédé d'« Un mannequin sur le trottoir » (p. 9-27).




Réflexions oniriques

Les rêves croisés de Solange et Roger

Je me repose, étendu à côté de Solange déjà assoupie. La lumière, sinon la chaleur, filtre à travers les volets clos. Les rideaux tirés, Solange dort. Je soupçonne même qu'elle rêve. De temps en temps, des tressaillements rapides parcourent son visage. Je me demande si je ne pourrais pas distinguer sous ses paupières les mouvements des globes oculaires qui, avec la lecture de l'encéphalogramme, assurent les observateurs que le sujet est en train de rêver. Malheureusement, il fait trop sombre. Je m'applique en vain à déceler la preuve du rêve. Je continue pourtant à guetter les ombres qui, sur le visage de Solange, naissent et meurent, de délicates contractions musculaires, les lèvres entrouvertes qui vont peut-être laisser échapper des sons, sinon des mots. Comme il est étrange d'épier une rêveuse! Je dois lutter moi-même contre la torpeur ambiante et les illusions que favorisent une demi-obscurité, mon attente, mon désir de percer un secret. Je crois deviner sur les lèvres de Solange qu'elle articule son propre nom, mais si lentement qu'elle semble en prononcer seulement les syllabes détachées So-lange, que je déchiffre en allemandsolange, « aussi longtemps »...

Je connais très peu l'allemand. Je ne m'étonne pas trop que la rencontre ne m'ait encore jamais frappé. En même temps, Solange s'agite légèrement comme si elle portait soudain plus d'attention à son rêve, comme si elle était davantage intéressée, troublée par les images dont elle suit le déroulement. L'envie de les suivre moi aussi, d'assister à son rêve, devient en moi si vive que j'ai l'impression qu'elle commence à être exaucée. Je ne me rends pas bien compte du phénomène: je glisse d'une succession d'images floues, qui s'interposent et dont j'essaie de me débarrasser, à une vision plus nette du décor, et des acteurs. C'est comme si mon effort pour les chasser n'avait abouti qu'à les mettre au point. Je devine: ce sont les images du rêve de Solange que je perçois. A l'instant, je m'appliquais encore à saisir les indices extérieurs du rêve, maintenant c'est le rêve lui-même qu'il m'est donné non pas de vivre comme la dormeuse, mais de regarder en témoin, comme si j'étais à côté d'elle, tel que je suis en effet.

Je ne suis qu'à moitié surpris de la communication établie. Depuis si longtemps (so lange, justement) je vis avec Solange, il se produit fréquemment entre elle et moi des sortes de transmissions de pensée: une même idée nous vient à tous deux en même temps, l'un achève la phrase que l'autre vient de commencer, comme s'il la cueillait sur ses lèvres ou la lisait dans ses yeux. Il n'y a rien d'extraordinaire. Beaucoup de couples en ont l'expérience. Toutefois il ne m'était jamais passé par la tête que le rêve fût communicable tout comme la pensée éveillée. Je ne me souviens pas que des cas de ce genre soient mentionnés dans les ouvrages spécialisés. A vrai dire, je ne perçois pas, comme je l'ai d'abord cru, les images du rêve de Solange, mais je sais ce qu'elle voit, instantanément et dans le moindre détail, de sorte que c'est comme si je le voyais moi-même. Je me trouve sans doute dans un état exceptionnel de réceptivité, que j'ai favorisé sans le vouloir en me concentrant intensément sur les signes physiques entraînés sur le visage de la dormeuse par une fantasmagorie toute mentale, qu'on estimait jusque-là inaccessible à autrui.

Pour le moment, dans son rêve, Solange est affairée, elle vide son sac, elle explore les tiroirs de sa commode, elle retourne pour la troisième fois son coffret à bijoux. Elle cherche un bracelet chinois qu'elle n'a pas mis depuis des semaines. Elle ne sait plus où elle l'a rangé et craint de l'avoir égaré au cours de notre récent voyage. Quel bracelet chinois ? Je ne lui en ai jamais connu. Cependant, je suis sûr que je sais exactement comment il est fait, que je pourrais le reconnaître et le dessiner. Je comprends alors que tout ce dont Solange a conscience m'est transmis, mais seulement aux moments où elle s'y arrête. Elle ne voit pas, donc je ne vois pas le bracelet pour l'instant, tout en sachant que, si elle le voyait, je n'hésiterais pas à dire « le voici », sans la moindre hésitation et le moindre risque d'erreur. Comme Solange est en train de se ressouvenir des endroits où elle a pu l'oublier et se le représenter en divers recoins possibles, je vois maintenant très distinctement par son entremise les recoins et le bracelet.

Je m'enchante du privilège inattendu qui m'est accordé, non pas, j'y insiste, de participer au rêve d'une personne proche, mais simplement d'en avoir connaissance au même moment et par le menu, absolument comme le rêveur lui-même, à la façon d'un spectateur lors d'une séance de lanterne magique. Je ne suis pas peu fier de ce qui m'arrive. Je me persuade que Maury *, Hervey de Saint-Denys * et Freud, que Delage *, Dement * et Devereux * auraient donné ou donneraient beaucoup pour avoir ma chance. Ils n'ont même jamais fait état de la possibilité de conjuguer songe et transmission de pensée, encore moins de percevoir directement et simultanément le songe d'un autre sans aucun appareil enregistreur ou projecteur, et au même moment de le commenter et de raisonner sur lui.

Je n'ai pas le temps de m'appesantir sur les perspectives ouvertes par ce nouveau moyen d'approche, car voici que Solange aperçoit soudain son bracelet dans la vitrine d'une boutique de Hong Kong. Je le reconnais comme elle: il est en argent doré, filigrané et se compose de trois gros éléments articulés. Un ovale de jade ciselé est serti sur la plaque centrale. Un modèle assez commun, me semble-t-il. Solange, enchantée de l'avoir retrouvé, télégraphie à Hong Kong et reçoit aussitôt la réponse. Bien sûr, elle n'a pas été à la poste, même dans son rêve, elle a seulement « su » qu'elle télégraphiait et qu'un radiogramme l'informait que le bracelet à sa disposition dans le magasin où elle continue de le voir exposé. Il lui paraît tout naturel qu'il soit là. Pour moi, j'ai besoin d'une explication dont elle n'a cure et j'aurais envie de lui expliquer qu'il a été trouvé dans les toilettes d'un restaurant où elle l'aurait oublié, puis vendu à un receleur ou à un trafiquant, avant d'échouer à la fin dans un étalage d'Orient, retrouvant ainsi son pays d'origine. Un étrange rebondissement se produit: la transmission de pensée paraît soudain avoir lieu dans les deux sens, car Solange, réfléchit qu'il est peu probable que le bracelet ait effectué un immense circuit pour revenir à son point de départ. Elle pense qu'elle a plutôt rêvé du bijou, mais dans l'autre sens du verbe rêver, c'est-à-dire désirer vaguement. Elle le convoitait et le voyait déjà à son poignet. Grâce à son télégramme elle va en devenir propriétaire. Elle l'a déjà sur elle, et la voici aussi convaincue qu'elle ne l'avait jamais possédé qu'elle l'était tout à l'heure de l'avoir perdu. Elle dîne avec sa cousine dans un restaurant. Sa cousine porte justement le même bracelet. Non seulement sa cousine mais toutes les femmes assises aux autres tables et celles qui dansent. Elle se fâche et prétend que le bracelet perdu ou pressenti est un autre. On lui a vendu un bijou de pacotille fabriqué en série, que tout le monde porte. Elle détache son bracelet, le jette à terre, elle pleure. Elle se rend aux toilettes pour sécher ses larmes et se refaire une beauté. Le bracelet est là, le vrai, mais c'est en même temps un bracelet inconnu, mou, mobile, répugnant. Solange frissonne.

Elle frissonne réellement. Elle est proche du réveil. J'attends qu'elle ouvre les yeux. Je me réjouis d'avance de la voir secouer une imagerie qui devenait désagréable. Elle sera soulagée d'en être débarrassée si vite. Je n'aurai même pas besoin de la rassurer. C’est moi qui ouvre les yeux. Je suis seul sur mon lit. Il n'y a personne dans ma chambre. Je ne me souviens même pas d'avoir connu une femme prénommée Solange. L'aspect du bracelet ne me dit rien de particulier, sinon que vers 1950 la Chine en exportait beaucoup et qu'ils étaient alors fréquents chez les commerçants autorisés. Je me rappelle aussi qu'avant de connaître les expériences de Dement et de Devereux sur le rêve, le sommeil paradoxal, l'activité du cerveau décelable chez des chiens ou des chats au moyen d'électrodes, j'ai défendu à la Société française de philosophie, lors de la séance du 25 mai 1957, la thèse que le rêve n'existait pas, qu'il n'était qu'une illusion du réveil. Jean Wahl *, notamment, s'opposa avec force à cette idée. Personne, si je me souviens bien, n'invoqua les recherches récentes qui démontraient pour la première fois sans doute l'existence du rêve. Pour le reste, le plus précis qui me vient à l'esprit est une bribe isolée d'une lecture d'enfance, une remarque ironique d'Arsène Lupin à l'adresse d'un commissaire en train de fabuler sur les lettres RACHE écrites sur le mur avec son propre sang par la victime en train de mourir :

« Ne cherchez pas trop votre demoiselle Rachel. Rache est un mot allemand qui signifie vengeance » *.

Dans les deux cas, un prénom féminin couvre par l'évocation d'un personnage fictif l'explication véritable. Solange n'exista qu'aussi longtemps, so lange, que je rêvais. Le rôle des jeux de mots dans le rêve, si j'ai bonne mémoire, a été étudié à plusieurs reprises. Celui-ci, qui est bilingue, constitue peut-être une nouveauté.

À force de laisser ma mémoire vagabonder ainsi, voici que l'imagination prend sa place et me conduit à inventer le rêve qui logiquement devrait être l'inverse du mien. Je situe Solange dans une chambre du vieil hôtel Impérial à Dubrovnik, où j'ai habité quelques jours, il n'y a pas si longtemps. J'ai du mal à l'évoquer. Je ne sais plus si elle était petite ou grande, blonde ou brune. Je ne retrouve plus la couleur des yeux et la courbe des sourcils du simulacre dissipé. Dehors, il fait très chaud. L'air conditionné ne fonctionne plus, s'il a jamais fonctionné. Dans la chambre, la chaleur est étouffante. Solange est nue sur le lit, emperlée de sueur et, sous sa chevelure éparse, comme dans les débris d'un filet déchiré. Elle achève de se réveiller et s'étonne de se trouver seule. Elle se rend compte qu'elle rêvait. Elle rêvait qu'elle veillait avec tendresse sur le sommeil, peut-être sur le rêve de Roger, étendu à son côté. Bien qu'il fût si près et tout à l'heure comblé, elle espérait cependant, tandis qu'elle le regardait dormir, qu'il rêvait d'elle.

Mais elle n'est pas intellectuelle, plutôt romanesque. Elle ne s'intéresse nullement aux problèmes du rêve. Elle se souvient qu'elle est seule et morose depuis le début de son séjour à Dubrovnik. Ce sont des vacances gâchées. Elle n'a jamais eu d'ami qui s'appelât Roger. Dans le rêve, pourtant, celui-ci était si bien installé dans sa vie. Elle était si heureuse. Maintenant, elle est lucide et se demande si elle ne ferait pas mieux de repartir le lendemain même, avec une petite écharde au cœur. Elle ignorera toujours que Roger existe quelque part, dans un autre pays et dans une autre chambre, et qu'il vient de s'éveiller non moins nostalgique d'une inconnue dont le souvenir s'efface en ce moment et qui est elle.

Je ne rêve pas de nouveau. Je sais que je dirige ma rêverie à mon gré, je ne « glisse » pas comme dans un rêve réel, où il est impossible à la conscience d'intervenir. Je découvre maintenant d'où m'est venue l'ide du songe parallèle. Il y a une dizaine d'années, je me suis plu à collectionner des histoires dont l'intrigue reposait sur la complicité de rêves entre eux. Dans un conte indien du XIIe siècle, recueilli dans leKathâsaritsagara *, un roi et une princesse qui vivent dans des villes lointaines, et qui ne se connaissent pas, rêvent l'un de l'autre, lui lors d'ébats amoureux, elle au sortir d'un monastère. Longtemps après, ils se rencontrent, se reconnaissent et s'épousent. Rudyard Kipling a donné dans la Cité des songes une version moderne de cette fiction de Somadeva, où les rêves complémentaires d'une jeune Anglaise et d'un officier de l'armée des Indes, de la même manière, permettent et anticipent leur mariage. Dans un conte hassidique, un juif de Cracovie et un meunier font des songes qui s'ajustent si exactement que le héros découvre le trésor qui faisait l'objet du rêve. Une histoire analogue, qui figure dans les Mille et Une Nuits et que termine un dénouement identique, met en scène un habitant du Caire et un juge d'Ispahan qui l'a fait bâtonner et emprisonner.

La diversité et le nombre des récits de cette espèce (il y en a sans doute beaucoup d'autres) montrent qu'ils répondent à une pente de l'esprit, à un besoin de penser ou de s'émerveiller que les êtres, les choses et les événements doivent posséder nécessairement tantôt des sosies aussi fidèles que reflets de miroir, tantôt des répétitions, des récurrences infinies qui les ont annoncés dans le passé et qui les reproduiront après eux. Il est certes déraisonnable d'imaginer que des êtres ou des objets que vous n'avez jamais vus et dont vous avez une fois rêvé, existent réellement. Il est plus extravagant encore qu'il vous vienne à l'idée que l'être dont vous rêviez a rêvé de vous au même instant où vous le rêviez. Il n'est pas moins absurde de conjecturer qu'il puisse exister des songes qui, divisés, étaient inintelligibles et qui, réunis, s'adaptent terme à terme et se complètent à la façon de moitiés de messages ou de cryptogrammes.

Tout ceci est simplement impossible, sinon dénué de sens. Pourtant, si un peu partout et maintes fois l'esprit a été tenté d'envisager, même par jeu, pareilles hypothèses, il faut bien qu'elles correspondent pour lui à une sollicitation permanente. C'est, me semble-t-il, qu'il répugne profondément à penser qu'il puisse exister quelque chose en vain, fût-ce le plus évanescent des simulacres, de sorte que la moindre apparence doit forcément connaître quelque part une manière de réplique ou de complément.

L'univers est innombrable, mais fertile en symétries, en coïncidences, en pléonasmes, en contradictions. Rien n'y est suspendu, isolé, flottant dans une totale indépendance. Sans cesse il se répète et sans cesse on y découvre de nouveaux prodiges. Les rêves, qui à leur façon appartiennent à l'univers, eux aussi constituent une cohérence, à un niveau du monde qui possède comme les autres ses constances et ses aberrations. L'homme se convainc aisément que leurs images sont trop nombreuses, trop disparates et trop volatiles pour qu'il puisse les retenir et les composer. Il se doute aussi qu'il faudrait un miracle pour que leur bref tumulte signifiât parfois quelque chose. Il ne peut cependant s'empêcher de feindre de temps à autre que lui-même ou l'un de ses personnages est tombé sur la chance infinitésimale qui justifie si folle exigence...

D'où l'invention des rêves parallèles, à quoi je viens sciemment de me laisser entraîner et qui satisfait en outre implicitement le vieux désir que l'espace des songes soit pour ainsi dire publicou au moins poreux et qu'il n'enferme pas chacun dans une bulle, de toutes la plus étanche, celle qui exclut radicalement la plus chétive communication entre les hommes.

Texte sous droits.

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