Honoré de Balzac

Sténie, ou Les erreurs philosophiques

France   1820

Genre de texte
Roman épistolaire

Contexte
Le rêve se situe dans la toute première lettre de ce roman épistolaire qui prend l’allure d’un texte philosophique. Jacob del Ryès fait des confidences à son grand ami Vanehrs. Dans cette lettre, Jacob raconte son départ de Paris pour aller aux armées. Pendant son voyage, il fait la rencontre d’un homme qui vient le visiter dans son rêve. Plus tard dans le roman, Jacob del Ryès revient à Tours pour retrouver sa sœur de lait, Stéphanie de Formosand, qu’il n’a pas vue depuis près de sept ans. Il la revoit enfin et les deux jeunes gens tombent amoureux. Toutefois, la mère de Stéphanie organise le mariage de sa fille avec M. de Pancksey, ce qui plonge Jacob dans le désespoir. Le rêve annonce le duel entre M. de Plancksey et Jacob, qui tentera tout pour avoir le cœur de sa bien-aimée.

Notes
* Et surtout des songes prémonitoires, comme le prouve le roman de Sténie. Dans Louis Lambert, p. 100-1003, Balzac proposera une interprétation mystique des phénomènes du même ordre, extase, divination, prémonition.

Larves : d’après le Dict. infernal de Collin de Plancy, ce sont « les âmes des méchants, que l’on dit errer çà et là pour épouvanter les vivants ». Ce mot est employé par Balzac au sens de fantômes, comme l'indique la suite du texte.

Lémures : « génies malfaisants ou âmes des morts damnés qui reviennent tourmenter les vivants, et dans la classe desquels il faut mettre les vampires ».

L'homme aux objections : Vanehrs, son correspondant et ami.

* Il est question de ce « système philosophique » dans Louis Lambert, p. 90, et il était exprimé dans l'hypothétique Traité de la Volonté confisqué par le « terrible Haugoult ». L'idée essentielle de cet ouvrage, c'est que intelligence et volonté sont enchaînées par un lien matériel commun, siège de toute conscience. Quant à la volonté, elle n'est d'après Louis Lambert, p. 90, que « le milieu où la pensée fait ses évolutions ».

Source dess : Sténie, ou, Les erreurs philosophiques, A. Prioult, Paris : G. Courville, 1936, p. 6-9.

Texte témoin
Honoré de Balzac, Sténie, ou, Les erreurs philosophiques. Texte inédit établi par A. Prioult, Paris : G. Courville, 1936, p. 6-9




Rêve prémonitoire

Bizarreries des songes

Cependant à travers cet océan d'idées, j'ai remarqué dans la voiture un homme dont la vue a produit sur moi un effet singulier. Sa seule présence, son visage, ses manières, qui du reste annoncent un homme d'une classe élevée, m'ont fait concevoir une antipathie très décidée pour lui. Tu sais que nous avons souvent observé ces pressentiments involontaires qui nous préviennent soit pour, soit contre les individus à leur simple aspect. Non, jamais ils ne furent plus forts, plus prononcés chez moi que dans cette circonstance. Ce n'est pas un léger mouvement de l'âme, c'est une aversion complète, que m'inspire la nature comme elle en inspire tant d'autres. Enfin la fatigue me procura un instant de sommeil et je frémis encore en t'écrivant le songe que je fis, bizarre comme tous les songes. J'étais d'abord dans un jardin délicieux nageant dans un torrent de voluptés brûlantes; la gaze la plus légère, qu'un souffle enlève, n'a pas la transparence, le diaphane argenté des objets de ce bocage. J'allais savourer un fruit qui me semblait tellement agréable qu'une eau mensongère inondait mes lèvres sans doute desséchées; cet homme vient et me dispute ma proie; ces sortes de combat sont terribles dans les rêves, ils sont lourds, pesants, comme les gestes que l'on essaye, on croit ressentir des commotions galvaniques; enfin je l'emporte, je dévore mon fruit, et dans le lointain se forme une femme, ou plutôt une sylphe. Le jardin, l'homme, le fruit et la vapeur féminine, tout disparaît avec la rapidité de l'éclair, et je me trouvai face à face avec mon ennemi que je poignardais avec une sorte de plaisir pour éviter la mort qu'il voulait me donner en m'empoisonnant; il était pâle, livide, et du haut d'un tombereau m'ouvrait les dents avec force pour me faire boire la coupe envenimée. A tout cela se mêlaient des cris, des flammes infernales, je respirais un air d’une chaleur intolérable et mon sang coulait à gros bouillons, une femme soulevait mon cadavre, et mille absurdités semblables. A mon réveil, le regard fixe, la pâleur et la contenance de cet homme m'imprimèrent une terreur, ouvrage de mes sens émus; il avait le même geste, le même œil, la même convulsion que dans mon rêve. – Je repris bientôt mon calme stoïque en me raisonnant sur ces faiblesses tout au plus dignes d'une femme; néanmoins, je conservai contre cet individu très innocent, la haine la plus forte qu'on puisse avoir; je l'abhorre sans le connaître, il est pour moi, le serpent qu'un voyageur irrite – dans sa route et dont il voit la tête horrible s'élever contre lui, en sifflant. – Je n'en dirai pas plus sur cet homme : car tu m'accuserais de superstition, ce dont je suis bien éloigné. Cependant tu sais que je suis le champion des songes, * j'ai toujours soutenu contre vous tous, que les rêves n’étaient pas rien dans la Nature qui ne produit jamais rien de rien, ni rien en vain. Et quelle singulière puissance en l'homme que celle de songer : en lui tout sommeille, une mort apparente étend son voile demi-funèbre; car à peine la vie est-elle indiquée, et néanmoins les objets jouent en lui-même, il les meut, il les superpose; en leur absence, il en voit qu'il n'a jamais vus et qu'il verra peut-être un jour. Cette vue interne, ces sens, à posteriori, mis en réserve, agissent et nous offrent les larves, * les lémures * de la vérité, l'ombre de la Nature; on palpe ces fantômes, et cette fumée légère dont les tableaux fugitifs dessinent également l’avenir, le passé, l’infini et rendent des idées sous des formes matérielles. L'âme réagit sur elle-même : que de fois l'on prononce des phrases imaginaires pleines de sens; elle se souvient, elle exerce ses facultés apâlies par le sommeil. C'est une force véritable de plus en l'homme sur laquelle on n'a jamais assez médité. Je m’arrête, j'ai peur de l'homme aux objections * avec ses mais et ses si, et ses froids raisonnements; apprends malgré tes car, que je ne serais pas embarrassé pour placer ma croyance dans notre système philosophique, * elle s'y coordonne parfaitement.

Page d'accueil

- +