Raymond Queneau

Journal 1939-1940

France   1939

Genre de texte
Journal

Contexte
Alors qu’il est mobilisé pour répondre aux menaces d’invasion allemande, Queneau continue à tenir son journal, dans lequel il note assez régulièrement des fragments de rêve. Celui-ci est un des plus élaborés, et son analyse s’inspire de la psychanalyse qu’il est en train de suivre. Queneau a alors 36 ans et a déjà publié plusieurs romans.

Texte témoin
Raymond Queneau, Journal 1939-1940, Paris, Gallimard, NRF, p. 19-21.




Un rêve et son interprétation

Une fuite

1 août. (10 h. matin). Rêves: Une colline où se prépare une statue (buste d'homme) en galets, briques, etc. style des bas-reliefs dans le parc des Gobelins. De la pente de cette colline, on voit des forêts, des plaines, des villages (comme promenade hier; mais mes pas sont plus grands)... J'habite une petite ville. Je suis parti de chez moi. J'arrive chez un ami, dans une autre petite ville voisine. C'est chez P. ? Il y a là 3 jeunes gens (et P.) Je me souviens alors que j'ai oublié ce cahier-ci. Je dois aller le rechercher, car on y trouverait l'explication de ma fuite. Comment faire. Prendre un taxi. Où les autres vont-ils dîner. On peut peut-être passer par là. Ils ignorent le chemin. Je montre la route belle et goudronnée. Un autobus passe avec des noms de marques d'autos au lieu de destinations; c'est pour les ouvriers qui travaillent dans ces usines. Un des jeunes gens me montre un bas-relief. Avant: je me souviens plus nettement. Dans la pièce avec Pelorson, il y a Caillois. Je sors un paquet de cigarettes de ma poche, pour en offrir. Elles sont cassées ou à moitié vidées. Puis: ... nous nous sauvons. Traverser une maison. On se trouve devant le Palais de Justice. Genre farce d'étudiants. Il semble qu'on reconnaisse les fuyards à la couleur de leurs souliers; les miens ne sont pas rouges, mais bruns. Je m'échappe...

Que faire de ce rêve? Suis-je capable d'interpréter? Je le devrais après 5 ans (cinq ans) - non Six!!! ans d'analyse. Mais je m'en fous.

Ces cahiers de pré-analyse, auto-analyse à La Ciotat II (31). Les ai relus. Aveuglement; mais point si sots.

Evidemment, ici: l'idée de fuite. Cette maison qui est à louer ici, non meublée; qui intéresse Janine. Moi, je n'en veux pas. Pas de maison.

Les cigarettes. Je ne fume pas. Le sens de « fumer » dans le journal du pasteur des Faux-Monnayeurs. Ici, déchiquetées, vides. N'intéressent pas les autres jeunes gens. Homosexualité.

Sens homosexuel des gaines. Dernière partie de mon analyse. Mais je n'y crois pas!

Faudra-t-il reprendre les séances?

Fuir aussi l'analyse.

Caillois: conversation d'hier soir avec Pelorson. Il a vu Bataille, le congrès. Pelorson ne voudrait pas parler sous la présidence de Caillois. Misogynie de Caillois. Petit névropathe.

Fuite, mais qque chose me retient, me fait revenir en arrière: ce cahier même. Qu'est-ce? Le passé un peu coagulé. Mes vieux « complexes »?

Cependant à la fin je m'échappe. Mais ça a l'air d'une farce.

Les souliers. Naturellement les gros souliers que j'ai achetés à Dieppe. Les godillots sont lourds dans le sac. Les militaires. Le défilé du 14 Juillet. Rêvasseries avec les Compagnies Sahariennes comme objet (j'avais, à Batna, demandé d'y être envoyé). La Légion: sujet de conversations récentes, avec Pelorson, avec Leiris, avec Janine. Les gens qui fuient à la Légion. Ce type dont on a publié des poèmes dans Volontés et qui s'est engagé dans la Légion; ce légionnaire qui a écrit à Leiris sur le sacré dans la vie quotidienne.

Platon. Ces dialogues pédérastiques. Le Journal de Gide. L'abjection de Jouhandeau: encore de l'homosexualité. Dans le rêve: mes souliers sont d'une couleur différente. Mais ne déteignent-ils pas?.. Déguisement grâce auquel je m’échappe...

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