Ahmadou Kourouma

Les Soleils des indépendances

Afrique   1968

Genre de texte
roman

Contexte
Revenu dans la capitale, Fama est arrêté un jour sous la fausse accusation de sédition. Un de ses amis a avoué que Fama lui avait confié un rêve concernant Nakou, un ministre. On interroge Fama afin de lui faire raconter lui-même le rêve en question.

Texte témoin
Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil (Coll. « Points »), 1995, p.163-164.

Édition originale
Les Soleils des indépendances. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1968.




Rêve de Fama (2)

Confession d’un rêve

Oui! C’était vrai! Fama avait rêvé, avait été aveuglé une nuit par un de ces rêves qui vous restent dans les yeux toute la vie, qui vous marquent comme le jour de votre circoncision; un rêve concernant Nakou. Oui, il en avait parlé à Bakary! Ah! Ce rêve qui fumait la mort et la peur!

D’abord une atmosphère, le spectacle d’un après-midi de feu de brousse d’harmattan. Des reptiles. Serpents ou caïmans? Fama ne le distinguait pas; mais tous avaient des écailles, escaladaient en se tortillant une haute termitière tapissée extérieurement de mousse verdâtre. La termitière contenait la capitale de la Côte des Ébènes. De la crête de la termitière, du rebord du gouffre qui était une sorte de tombeau vidé par des hyènes, se voyait au fond toute la ville grouillante balayée par la flamme. Et étrangement, dans les rues apparaissaient çà et là, parmi les cases en ruine, des murs récemment bâtis. Comment ont-ils pu être épargnés par la fumée? Au loin deux cases continuaient de fumer comme deux pots d’ambre au pied des morts. Mais où sont-ils, les morts? Comme écho aux interrogations de Fama, un cynocéphale a surgi de la fumée et a sauté à terre; il avait les griffes de flamme, de flamme qui vacillait, il poursuivait les hommes tout nus et musclés mais fous d’épouvante qui se débandaient, le singe en rattrapait un, le grimpait comme le chien monte sa chienne, se délectait, puis repu sautait encore à terre, rebondissait, pourchassait (sa traînée était toujours coulée de flammes) et rattrapait un autre homme et le montait. Louange à Allah! Le singe répugnant épargna Fama, mais de la fumée lointaine où il disparut émergea une femme entièrement voilée de blanc sauf les pieds et les mains noirs, du noir luisant du plumage de corbeau. Fama épouvanté détala, mais il fut vite rejoint par la femme. « Viens! dit-elle à Fama, mettons-nous à l’écart. Moi, te vouloir du mal! Ne m’assimile pas à celui-là », poursuivit-elle en parlant avec mépris du singe et en désignant l’endroit où le monstre avait disparu. « J’ai à te dire concernant Nakou », ajouta-t-elle. Toujours terrorisé, Fama objecta qu’il ne fréquentait pas Nakou, et puis : « Pourquoi à moi, femme? Pourquoi à moi, alors que Nakou ne manque pas d’intimes dans la ville, et puis… » La femme interrompit Fama. « Passer une porte, une deuxième porte, une troisième porte, puis s’arrêter devant la quatrième, ce n’est pas chercher une case, mais c’est chercher une qualité d’homme », et elle poursuivit : « Dis à Nakou de tuer un bÅ“uf en sacrifice et… » Elle indiqua beaucoup d’autres offrandes, mais elle murmurait si bas que Fama n’entendit pas, et elle disparut. Fama la rechercha en vain, elle avait définitivement disparu. Il persista et en fouillant il découvrit un homme nu comme un tronc de baobab, et conique comme un fuseau, genoux à terre, balayant le sable de ses lèvres et Fama inspiré s’écria : « Ah! j’ai compris! tout entendu! Une intrigue tombera Nakou, désolera la ville, mais si Nakou tue le sacrifice, il s’en sortira plus tard, et beaucoup plus tard les intrigants seront démasqués et honnis. » A ces mots la femme voilée resurgit, elle était éclatante de joie. « Oui, tu as compris, dit-elle, tout entendu; mais rappelle-toi qu’un malheur, quel que soit l’homme atteint, ne nous est jamais étranger, jamais lointain, bien au contraire… bien au contraire… bien au contraire. » Fama se réveilla pétrifié et dans ses oreilles continuèrent de retentir les « bien au contraire ».

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