Ahmadou Kourouma

Les Soleils des indépendances

Afrique   1968

Genre de texte
roman

Contexte
Fama, arrêté parce que soupçonné d’avoir participé à un complot visant à renverser le gouvernement de la Côte d’Ivoire, complot à la tête duquel aurait été l’ancien ministre Nakou, a finalement été appelé devant le juge d’instruction pour l’interrogation préliminaire. Ce juge lui a demandé de « s’expliquer au sujet du rêve et du sacrifice; du rêve pour lequel Bakary avait été un émissaire. Et Bakary avait déjà parlé, Fama devait confirmer. » (162)

À la suite du premier récit de son rêve (fiche précédente), on lui demande de le raconter de nouveau.

Texte témoin
Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil (Coll. « Points »), 1995, p. 166-168.

Édition originale
Les Soleils des indépendances. Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1968.




Rêve de Fama (3)

Deuxième confession

Fama raconta une deuxième fois son rêve, le juge traduisait en français, répétait les phrases, butait sur des mots, tout en rongeant les ongles de sa main droite.

Il inculpa Fama de participation à un complot tendant à assassiner le président et à renverser la république de la Côte des Ébènes. Quand Fama se leva pour partir, le juge lui demanda pourquoi il n’avait pas couru au réveil raconter son rêve à une personnalité importante du régime, le président ou le secrétaire général du parti unique. Fama ne répondit pas.

-- Dommage! Dommage! s’écria le juge. On l’aurait interprété et c’eût été utile; beaucoup de malheurs survenus depuis auraient été évités. Peut-être l’ignores-tu, ajouta-t-il, le ministre Nakou s’est pendu dans sa cellule après avoir tout confessé.

Fama attendit des semaines qu’on vînt l’informer de la date du jugement. Il se voyait déjà acquitté, purement et simplement acquitté. Que lui reprochait-on? Il avait rêvé, et il pouvait jurer sur le Coran même, il n’avait fait que cela; il n’avait participé à aucune autre action. Le jour du jugement, il allait commencer par dire : « Ã‰coutez ce proverbe bien connu : l’esclave appartient à son maître; mais le maître des rêves de l’esclave est l’esclave seul. » Les rêves de Fama n’appartenaient qu’à lui, Fama. […]

Quand, entre deux gardes, il y arriva [devant le juge], une cinquantaine de détenus attendaient. Le juge procéda à l’appel; après il se fit apporter un autre dossier, l’ouvrit cérémonieusement et lut très attentivement en marquant scrupuleusement la ponctuation un exposé interminable plein d’articles et de dialogues. Fama et beaucoup d’autres n’y comprenaient rien. Un garde malinké fut chargé d’interpréter ce que le juge lisait. Cet interprète improvisé devait être un Malinké de l’autre côté du fleuve Bagbê. Il avait un langage militaire avec des phrases courtes.

-- Vous êtes tous des chacals. Vous ne comprenez pas le français et vous avez voulu tuer le président. Voilà ce que le juge a dit. Il a dit que le jugement était fait. Voilà. Mais comme il sait que vous êtes tous des médisants, surtout vous les Malinkés, il dit qu’il n’a pas voulu casser la tête du petit trigle sans les yeux. Le juge tient à expliquer pourquoi les prévenus n’ont pas été convoqués, le jour du jugement. Cela lui a paru inutile. Dans les déclarations qui ont été faites librement, chaque prévenu avait reconnu sans détour sa faute. Et puis chaque dossier avait été défendu par un avocat de talent. Et dans tous les cas, les peines ont été fixées par le président même. Et s’il se trouve ici quelqu’un pour contester l’esprit de justice du président, qu’il lève le doigt. Moi je ferai descendre ce doigt avec une claque. Voilà. Vous qui êtes ici, vous êtes de mauvais Malinkés, des bâtards, un pur de chez nous ne participe pas à un complot. Maintenant, ouvrez vos oreilles de léporides et fermes vos gueules d’anus d’hyène. Le juge va lire les peines que vous avez bien méritées. Voilà.

Le juge donne la liste des peines. Fama était condamné à vingt ans de réclusion criminelle.

[…]

Vingt ans de réclusion pour un Fama équivalait à une condamnation à perpétuité.

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