Chrétien de Troyes

Cligès

France   1170

Genre de texte
Roman en vers

Contexte
Dans ce roman de Chrétien de Troyes, l'univers byzantin est associé à l'univers arthurien. Alis, empereur de Constantinople, a promis à son frère Alexandre de rester célibataire, afin que le fils de ce dernier, Cligès, puisse monter sur le trône à la mort de son oncle. À la mort d'Alexandre, Alis, pressé par ses barons, choisit pour femme Fénice, fille de l’empereur d'Allemagne. Mais Fénice et Cligès s'éprennent l’un de l’autre. Pour n'appartenir qu'à Cligès, Fénice s'adresse à sa nourrice Thassala, qui, le soir des noces, sert à Alis un breuvage qui l’abuse en lui donnant l’illusion de posséder sa jeune épouse. [Dictionnaire des Lettres Françaises. Le Moyen Âge. Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris: Fayard, 1992, page 253]

Texte original

Texte témoin
Dans Œuvres complètes. Édition publiée sous la direction de Daniel Poirion, avec la collaboration d'Anne Berthelot, Peter F. Dembowski, Sylvie Lefèvre, Karl D. Uitti et Philippe Walter. Paris: Gallimard, 1994, vers 3319-3356.




Rêve d'un pauvre mari

Il étreint le néant

Pourtant, ils se trouvaient tous les deux dans le même lit. La jeune fille tremblait de peur; elle redoutait l'inefficacité de la potion. Pourtant, l'empereur se trouvait ensorcelé au point de ne désirer ni Fénice ni une autre femme, excepté dans son sommeil, et il éprouvait alors le plaisir qu'on peut ressentir dans un songe en prenant ce songe pour la réalité. Cependant, elle craignait son époux. Tout d'abord, elle s'éloigna de lui et il ne put l'approcher, car aussitôt il tomba de sommeil. Il dormait et rêvait, et pourtant il croyait veiller.

Il se donnait beaucoup de mal pour caresser la jeune femme. Elle lui opposait de la résistance et défendait sa virginité; il l'implorait et l'appelait bien tendrement sa douce amie, il croyait la tenir et ne la tenait pas, car il jouissait du néant, tenait du néant, baisait du néant, tenait du néant à nouveau, parlait au néant, voyait du néant, embrassait le néant, se querellait avec le néant, luttait avec le néant. Assurément, la potion qui le travaillait et l'agitait ainsi avait été bien concoctée. Il se fatiguait beaucoup pour rien car il s'imaginait avoir pris la forteresse; il s'en vantait même et tombait de fatigue et d'épuisement. Voilà ce qu'il croyait et ce qu'il pensait. Je vous l'ai dit une fois pour toutes: il n'a jamais connu d'autre jouissance. C'est ainsi qu'il devra passer le reste de ses jours si, toutefois, il peut emmener sa femme avec lui.

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