Jean Genet
Miracle de la rose Genre de texte Contexte Incarcéré à Fontevrault, le narrateur raconte sa vie en prison et ses relations avec les autres prisonniers. Il se remémore son enfance passée à la Colonie de Mettray où il a connu des nuits angoissées. Texte témoin
roman
Le rĂŞve se situe Ă la toute fin du roman.
Décines, Marc Barbezat -L’Arbalète, 1946, p. 200.
Trois bagues
Avec je ne puis me rappeler quels complices, j’avais dû voir tuer sur un talus une vieille femme. Je ne revois avec précision que la scène des bijoux. Je marchai sur ceux qui étaient tombés et je les enfonçai dans la vase avec mon talon, puis je les ramassai quand mes complices se furent retournés, sûr de n’être vu que du jeune homme qui, au bas du remblai, avait assisté indifférent au meurtre de la vieille, constatant ainsi que je n’y participais pas. Je ne me méfiais donc pas de lui et c’est sous ses yeux que je me baissai et ramassai les bijoux. Il s’agissait de trois bagues – des anneaux destinés à des doigts quelconques de la main, et la troisième qui était d’une forme particulière : une sorte de petit capuchon taillé dans une émeraude – ou topaze, je ne sais plus – dont la fonction était de coiffer le pouce. Je les mis dans ma poche. Elles valaient très cher, mais une somme en francs petits, petits comme des paillettes... Le jeune homme me laissa faire, puis, quand j’eus ramassé les bijoux, il me posa la main sur l’épaule en disant :
- Qu’est-ce que tu as là -dedans ?
Il m’arrêta selon les règles connues, car c’était un policier déguisé en jeune homme. Je ne songeai point d’abord que l’on me guillotinerait mais, peu à peu, cette idée monta en moi. Par petites vagues, la certitude m’envahit. L’angoisse me réveilla, j’eus le soulagement de me retrouver dans la cellule.
Mais ce rêve avait un accent de vérité tel qu’éveillé j’avais peur de ne l’avoir pas tout à fait rêvé, pas seulement rêvé. C’est qu’il retraçait, en le déformant et le continuant justement, un fait qui s’était passé la veille. J’avais profité de la libération d’un colon pour voler à Van Roy tout son tabac et le cacher dans ma paillasse. Comme le libéré quittait le dortoir avant le réveil, quand il connut le vol, Van Roy ne manqua pas de l’en accuser. Il entra dans une colère terrible et n’hésita pas à fouiller toutes les paillasses. Il visita la mienne aussi. Il m’aurait tué s’il y avait découvert son tabac. Il chercha mal et ne trouva rien.
Quand je me rappelle le rêve dit plus haut, il fond sur moi la même angoisse qui m’étreignait à mon réveil. C’est parce qu’il m’apparaît être l’épilogue hautement justicier de toute cette aventure que je transcris, provoquée par un petit fait d’apparence banale : la trahison d’Harcamone par Divers, dont je me suis fait le complice en l’aidant et en l’absolvant. Comme à Mettray, j’avais eu l’impression qu’il n’était pas né de rien – comme paraissent souvent naître les rêves – je viens d’avoir l’impression ici que tout ce passage de ma vie avait ses racines profondes dans ce rêve, qu’il en était la floraison à l’air (j’allais écrire « libre », et « pur », hélas !).