André Hardellet

Le seuil du jardin

France   1958

Genre de texte
Roman

Contexte
Le rêve se trouve au chapitre XII du roman qui compte XIX chapitres.

Stève Masson habite la pension de Mme Temporel. Il tente de reproduire en la peignant une toile intitulée « Seuil du jardin » qu’il voit en rêve. Il rencontre son voisin, le vieux professeur Swaine, qu’il sauve d’un enlèvement. Swaine lui raconte alors qu’une organisation essaie de lui voler la machine à matérialiser les rêves qu’il a inventée. Il raconte à Masson comment il est parvenu à bâtir sa machine formée de disques tournants qui hypnotisent. Swaine raconte dans ce passage le premier rêve qu’il a fait grâce à sa machine.

Texte témoin
Paris : J.-J. Pauvert, 1966, p. 122-125.




Un rêve provoqué

Un idéal de beauté

Cela s’est produit une nuit de découragement, sans que rien ne m’ait prévenu. Je fumais une cigarette devant mes miroirs, les disques tournaient. Quelque chose est sorti des reflets, une buée. Je me suis senti basculer doucement dans un monde d’une paix ineffable. Je savais que je dormais et, néanmoins, cette idée ne provoquait pas mon réveil; le brouillard devenait un halo lumineux où des formes disponibles et mouvantes se précisaient tour à tour. La veille, en passant devant un libraire, j’avais remarqué la reproduction d’un Terborch qui montre, de dos, une jeune femme jouant du violoncelle. Elle portait une robe argentée dont le peintre avait fixé le chatoiement avec une exactitude presque effrayante. La scène – mais la scène vivante et non pas son image – surgit du halo. Il n’y eut pas de lacune dans ma conscience; je me trouvai dans la pièce, derrière la musicienne, comme si je ne l’avais jamais quittée sinon en rêvant. Tout cela est absurde au niveau de notre logique et je me contente de vous décrire mes impressions: ce fut ma vie postérieure, dont je gardais une notion confuse, qui m’apparut illusoire. Les objets possédaient un relief, une solidité extraordinaire; la robe argentée qui me fascinait bougeait imperceptiblement selon les mouvements de l’inconnue. Celle-ci se retourna et me sourit. Je voudrais mesurer mes termes et éviter le ridicule à un vieux bonhomme de mon âge, pourtant, Masson, je crois qu’aucun visage n’a atteint pareille beauté – une beauté complice. Dans mon subconscient, depuis longtemps j’avais dû concevoir cette créature idéale, intangible – et elle était là, devant mes yeux, aussi certaine que mon propre passé. Elle venait de cette région nocturne où nos désirs s’accumulent et se chargent d’un pouvoir incontrôlable. Une fois, dans votre atelier, je vous ai dit n’avoir pas mérité tant de bonheur: c’est à cela que je faisais allusion. La jeune femme me prit par la main et, sans un mot, me conduisit dans la rue d’une petite ville hollandaise d’autrefois. C’était un jour de kermesse, par un beau temps; une foule joyeuse nous entourait. Des bateleurs exécutaient leurs tours sur des tréteaux; ailleurs on buvait, on dansait, on jouait aux quilles. Rien que de banal – et cependant un contentement surnaturel rayonnait de cette terre que je foulais, du ciel, du soleil oblique. Une bousculade me sépara de la jeune femme mais je ne m’en inquiétai pas, j’avais la conviction de pouvoir la rejoindre dès que je le voudrais. Je l’ai revue, en effet, plusieurs fois, dans des rêves ultérieurs, toujours prête à resurgir lorsque je l’évoquais. Tantôt elle portait la robe peinte par Terborch, tantôt elle était vêtue comme à notre époque. Son âge variait, ou sa coiffure, mais je ne m’y trompais pas. Cette nuit-là je me bornais à vivre dans un enchantement continu. Toutes mes privations, tous mes déboires ont été effacés en quelques heures. Je me souviens que, sur un chemin, j’effritai un morceau de glaise sèche entre mes mains pour voir ce qui allait se produire: elle laissait bien des traces brunâtres sur mes doigts. Je me suis réveillé dans mon atelier vers cinq heures du matin. Les disques avaient tourné inutilement toute la nuit pendant mon... absence.

Page d'accueil

- +