Paul Jean Toulet

Lettres à soi-même

France   1927

Genre de texte
Lettres

Contexte
Ce livre rassemble des cartes postales et lettres que Toulet s’adressait à lui-même pendant une dizaine d’années (1899-1910). Le récit de rêve se situe dans une lettre datée du 14 septembre 1903, alors que l’auteur se trouvait à Pau, en France.

Texte témoin
Paris : Le Divan, 1927, p. 54-59.




Exotisme et érotisme

Tâtez, c’est de la toile !

1903, Pau, ce 14 septembre, par temps pluvieux. (Hôtel de la Paix.)

Mon cher Paul-Jean, ce fut mon rêve lui-même qui me réveilla et me tira hors d’une singulière ville de Hué dans la manière de Huet, le chinoisier. Je voyage beaucoup dans mes rêves; l’autre jour, ce fut à Singapore, un Singapore beaucoup, beaucoup plus acceptable que la brûlante et lumineuse horreur que nous connûmes parmi des eaux métalliques, un Singapore coupé d’eaux limpides et qu’un banyan grand comme une montagne défendait du soleil. Peu de temps après, ce fut à Cuba, île que j’ignore, mais à regret, si elle est comme mon rêve, un degré immense de plateaux superposés; avec çà et là, les plus délicieuses vapeurs, les plus versicolores, les plus saisissantes de fraîcheur. Cela, au réveil, me fit songer à l’Ile des Morts de ce Bœcklin que Mademoiselle Vernon admire, je ne sais pourquoi : mais il y a beaucoup de choses qu’elle admire sans que j’en puisse deviner la raison. Bœcklin me paraît un peintre parfaitement littéraire : je veux dire que le but de sa peinture étant manifestement de donner ces mêmes émotions que l’art d’écrire donne avec plus de force et de justesse, pour le peu que j’en sais, et qu’il procède, pour piquer la curiosité (ce qui est un cas de basse littérature), par des allusions à la légende comme à la féerie.

N’y allez pas comparer, par exemple, « l’Ile heureuse » de Besnard. Vous ne découvrirez dans ces bords voilés de brumes, dans ses gestes d’un bonheur si tyrannique qu’il en est presque déconcertant, que le mystère même des choses, non pas ce mystère au second degré, interprété d’après l’interprétation littéraire et déjà née d’un poète et d’un dramaturge... Besnard ne me fit songer là à aucun écrivain, mais à Watteau, aux gondoles de Carpaccio, et à ces moucherons qu’on appelle cordonniers, et qui sautent, l’été, par bonds rapides, sur la croûte grasse et chaude des mares. N’a-t-on pas dit aussi que Delacroix était littéraire parce que son inspiration cristallisait à propos de petites cochonneries de W. Scott ou de Byron. Le vrai est que ces bonshommes sont dramatiques; mais ce sont des actes vrais qu’ils accomplissent par des gestes théâtraux. Et qui plus que Delacroix fut jamais peintre ?

Quant à mon rêve, c’était un bel après-midi où il y avait je ne sais quelle cauteleuse douceur de vivre, cette espèce d’insécurité, de fêlure qui se mêle à tout en Extrême-Orient et ajoute à tous les plaisirs l’épice de la mauvaise foi. Il y avait aussi de vieux mandarins aimables et chenus, et partout sur des piliers au bord de la mer claire, des objets d’art magnifiques : jades, porcelaines, laques. Vous voyez que ce n’était plus le Hué que nous avons habité...

... Je sortis d’une maison accompagné d’une petite fille de treize ou quatorze ans, je pense. Elle avait les cheveux comme le soleil levant, la peau fraîche, une espèce de vice ingénu et joyeux dans les yeux, le timbre de sa voix, dans sa marche sautillante, et au demeurant, ressemblait à la fois à Jeanne T... (que j’aimais quand j’avais huit ans, et elle six, presque autant que la comtesse d’E...), et à la bizarre petite amie de Solness, le constructeur. Je lui fis remarquer qu’une potiche en vieux bleu, que j’avais eu envie de voler le matin même, n’était plus sur son pilier. Elle s’y assit elle-même, les genoux à la hauteur de mes hanches, et me dit : « La famille rose a beaucoup plus de valeur. » Je ne sais pourquoi ces paroles nous remplirent soudain de désirs et de volupté. Des belles nuances chatoyèrent devant nos yeux, sÅ“urs de ce rose magnifique des pyrogènes du Café Central, à Pau. Je m’approchai de plus en plus de la petite, un peu gêné par un enfant qui se tenait à côté de moi; et, je ne sais si c’était l’Amour, le Malheur ou le Caprice, mais il nous semblait qu’il avait toujours été là.

Enfin, elle me dit en faisant remonter avec la main la partie de jupe qui était sur ses genoux : « Tâtez, c’est de la toile de Vichy ». Cela lui découvrit peu à peu toutes ses jambes qui étaient dures et sans autres vêtements, et elle me pressait de plus en plus, tant que je m’éveillais. Quel dommage !

Mais me direz-vous, n’avez-vous pas Aloyse S... et Jeanne L... pour vous consoler? Et vous, où avez-vous jamais rencontré que la réalité nous consolât des amies de nos rêves ? Mais tel que vous êtes, je vous aime, avec votre naïveté.

PAUL-JEAN.

Texte sous droits.

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