Jacques-Bénigne Bossuet

Oraison de la princesse palatine

France   1685

Genre de texte
prose

Contexte
Ce rêve est extrait de l'oraison funèbre d’Anne de Gonzague de Clèves, princesse palatine.

« Destinée primitivement à l’état religieux, Anne de Gonzague devint, par son mariage avec Édouard de Bavière, princesse Palatine. Son veuvage la laisse libre de plaire au monde, où le tourbillon des intrigues sentimentales et politiques la détourne de Dieu. Elle revient à lui cependant, en deux étapes marquées chacune par un songe symbolique. Dans le premier, un aveugle lui fait comprendre “qu’il manque un sens aux incrédules comme à l’aveugle”; grâce au second, elle surmonte la crise de désespoir où l’avait jetée la conscience de ses fautes. Désormais, la Palatine ne déviera plus d’une conduite à la fois sévère pour elle-même et confiante dans la miséricorde de Dieu. » [Synopsis de G. FerreyrollesS, dans Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française de Jean-Pierre de Beaumarchais et Daniel Couty, Bordas, Paris, 1994.]

Texte témoin
Œuvres oratoires, Paris, Hachette, 1923, p. 306-307.




Rêve d’une princesse

Une conversion

En cet état, chrétiens, où la foi même est perdue, c’est-à-dire où le fondement est renversé, que restait-il à notre princesse ? Que restait-il à une âme qui, par un juste jugement de Dieu, était déchue de toutes les grâces et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien? Qu’y restait-il, chrétiens, si ce n’est ce que dit saint Augustin ? Il restait la souveraine misère et la souveraine miséricorde : Restabat magna miseria, et magna misericordia. Il restait ce secret regard d’une providence miséricordieuse, qui la voulait rappeler des extrémités de la terre ; et voici quelle fut la première touche. Prêtez l’oreille, messieurs : elle a quelque chose de miraculeux.

Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu même fait venir du ciel par le ministère des anges, dont les images sont si nettes et si démêlées, où l’on voit je ne sais quoi de céleste. Elle crut, (c’est elle-même qui le raconte au saint abbé : écoutez, et prenez garde surtout de n’écouter pas avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce), elle crut, dis-je, que, marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite loge. Elle s’approche pour lui demander s’il était aveugle de naissance, ou s’il l’était devenu par quelque accident. Il répondit qu’il était aveugle-né. – Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c’est que la lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil, qui a tant d’éclat et de beauté ? – Je n’ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et je ne m’en puis former aucune idée. Je ne laisse pas de croire, continua-t-il, qu’il est d’une beauté ravissante. L’aveugle parut alors changer de voix et de visage ; et, prenant un ton d’autorité : mon exemple, dit-il, vous doit apprendre qu’il y a des choses très excellentes et très admirables qui échappent à notre vue, et qui n’en sont ni moins vraies ni moins désirables, quoiqu’on ne les puisse ni comprendre ni imaginer.

C’est en effet qu’il manque un sens aux incrédules comme à l’aveugle ; et ce sens, c’est Dieu qui le donne, selon ce que dit saint Jean : «Il nous a donné un sens pour connaître le vrai dieu, et pour être en son vrai fils : Dedit nobis sensum, ut cognoscamus verum Deum, et simus in vero Filio ejus.». Notre princesse le comprit. En même temps, au milieu d’un songe si mystérieux, elle fit l’application de la belle comparaison de l’aveugle aux vérités de la religion et de l’autre vie : ce sont ses mots que je vous rapporte. Dieu, qui n’a besoin ni de temps ni d’un long circuit de raisonnements pour se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une soudaine illumination, elle se sentit si éclairée, c’est elle-même qui continue à vous parler, et tellement transportée de la joie d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, qu’elle ne put s’empêcher d’embrasser l’aveugle, dont le discours lui découvrait une plus belle lumière que celle dont il était privé. Et, dit-elle, il se répandit dans mon coeur une joie si douce et une foi si sensible qu’il n’y a point de paroles capables de l’exprimer. Vous attendez, chrétiens, quel sera le réveil d’un sommeil si doux et si merveilleux. Écoutez, et reconnaissez que ce songe est vraiment divin. Elle s’éveilla là-dessus, dit-elle, et se trouva dans le même état où elle s’était vue dans cet admirable songe, c’est-à-dire tellement changée qu’elle avait peine à le croire. Le miracle qu’elle attendait est arrivé : elle croit, elle qui jugeait la foi impossible; Dieu la change par une lumière soudaine et par un songe qui tient de l’extase.

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