Philippe Jaccottet

La semaison : carnets 1954-1979

Suisse   1967

Genre de texte
Journal

Contexte
Ces carnets de l’auteur couvrent une période s’étendant de mai 1954 à août 1979.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1984, p.133-279.




Tristesse de certains rĂŞves

Erreur sur la personne

[Janvier 1978]

Rêve. Une vieille femme est assise au bord de la route de T., à la sortie de Grignan, sous des arbres, avec ma femme et ma fille. Je regarde attentivement son visage ridé, en forme de carré légèrement étiré en hauteur; avec cet air calme et presque dur de qui est habitué et résigné à la souffrance. Je pense que c’est Mme P. et m’apprête à lui demander si ce n’est pas trop pénible pour elle de vivre seule là-haut dans sa trop grande ferme, depuis que son mari est mort, quand je m’avise de l’absurdité de mon erreur, puisque c’est son mari qui est veuf, depuis qu’elle a été emportée par la crue de la Berre; en réalité, il s’agit d’une autre paysanne, depuis longtemps malade et dont la mauvaise mine m’a frappé récemment. Mais comme, pour une raison ou une autre, il faut que nous rentrions, je pars avec ma fille. C’est le matin (le soleil brillait sur les arbres et sur le visage de la vieille). Nous suivons le trajet même de la réalité; un peu partout, il y a du monde, des traces d’un camp qu’on lève : lits pliants, sacs de couchage, des jeunes ont dû passer la nuit là, dans les rues, sur la place. Presque aussitôt après, dans la rampe qui mène chez nous, je m’aperçois que le ciel est couvert, très sombre, alors que ma montre marque dix heures un quart. Comment peut-il faire encore à ce point sombre? Et pourquoi, dans ces interstices entre les nuages, voit-on quelques étoiles? Aussitôt l’angoisse du cataclysme m’envahit, intense : c’est vraiment pour cette fois, le dérèglement qui annonce la fin.

Au réveil, je suis frappé par l’espèce singulière de tristesse qui règne dans certains rêves. Il ne s’agit pas de l’angoisse des cauchemars, raisonnable en somme. Mais d’une qualité inexplicable de noirceur qui pèse sur certains d’entre eux, où il ne se passe même rien de particulièrement triste ou affreux (du moins en apparence), d’une noirceur compacte, comme de la pierre, absolument sans failles. Alors que je n’ai jamais connu cela dans la réalité. Peut-être est-ce pour s’être heurté à cette noirceur-là qu’un homme se suicide? Une encre noire qui s’insinuerait partout.

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