François Fénelon

Les Aventures de Télémaque

France   1699

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rêve se situe au début du livre 4 du roman qui en compte 18.

Télémaque raconte à Calypso ses premières aventures. Il lui raconte un songe qu’il a fait durant la traversée entre la Phénicie et Chypre, l’île de Vénus. Ce rêve lui annonce la lutte qu’il livrera dans cette île pour ne pas succomber à l’appel des sens et du plaisir.

Notes
Minerve :déesse de l’intelligence (Athéna chez les Grecs).

Mentor: précepteur de Télémaque.

Texte témoin
Paris, Hachette, 1920, p. 149-153.




Un avertissement divin

Entre Vénus et Minerve

À peine le doux souffle d’un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j’étais avec les Chypriens, dont j’ignorais les moeurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout et d’observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir: mes sens étaient liés et suspendus; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon coeur.

Tout à coup, je crus voir Vénus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l’écume de l’Océan et qu’elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout à coup d’un vol rapide jusqu’auprès de moi, me mit en souriant la main sur l’épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles: «Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels; là je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton coeur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux.»

En même temps j’aperçus l’enfant Cupidon, dont les petites ailes s’agitant le faisaient voler autour de sa mère. Quoiqu’il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l’enjouement de l’enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant; son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d’or la plus aiguë de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer, quand Minerve* se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Le visage de cette déesse n’avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j’avais remarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C’était au contraire une beauté simple, négligée, modeste; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche de Cupidon, ne pouvant percer l’égide, tomba par terre. Cupidon indigné en soupira amèrement; il eut honte de se voir vaincu. «Loin d’ici, s’écria Minerve, loin d’ici, téméraire enfant! Tu ne vaincras jamais que des âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire.» A ces mots, l’Amour irrité s’envola, et, Vénus remontant vers l’Olympe, je vis longtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d’or et d’azur, puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve.

Il me sembla que j’étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu’on dépeint les Champs Elysées. En ce lieu je reconnus Mentor*, qui me dit: «Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée, où l’on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu’en fuyant.» Dès que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l’embrasser; mais je sentais que mes pieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains, s’efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m’échappait toujours.

Dans cet effort je m’éveillai, et je sentis que ce songe mystérieux était un avertissement divin.

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