Charles Ferdinand Ramuz

Journal

Suisse   1949

Genre de texte
Journal

Contexte
Ce journal couvre une période s’étendant de 1895 à 1947. Le récit de rêve se trouve dans l’entrée du 4 juin 1904.

Texte témoin
Lausanne : Editions de l’Aire, 1978, vol. I, p. 117-118




Vision de cauchemar

Un cheval aux dents arrachées

4 juin 1904. Rêve de la dernière nuit. – J’étais au bord d’un large fleuve dans une grande ville. Le fleuve était d’un brun sombre, les maisons alignées sur les berges d’un gris noir et le ciel plombé. Les rues étaient désertes. Il n’y avait sous le ciel nul autre être que moi. Un pont franchissait le fleuve; il était de fer et d’une seule arche; je m’y engageai. Il fallait monter, puis redescendre, car le pont était très bombé. Alors, pendant que je marchais, je vis au sommet du pont deux chevaux entourés d’hommes. Les chevaux étaient immobiles, la tête tournée vers le fleuve. J’entendais un bruit de marteaux. Et je continuais à marcher en me demandant ce que faisaient là, dans cette solitude plus triste que la mort, ces hommes et ces chevaux. Mais, pendant que j’étais occupé par ces pensées, je vis venir à moi un des chevaux qu’un homme tenait par la bride. Et, quand la bête passa près de moi, je vis qu’elle avait la bouche ouverte; et il y avait des trous noirs à la place des dents et le sang coulait à longs fils des mâchoires. Rien n’était plus horrible. Pourtant, je continuai d’avancer; le bruit de marteaux ne cessait pas. Quand je fus près du groupe qui était resté au milieu du pont, je distinguai la scène qu’une sorte de crépuscule m’avait dérobée jusque là. A mesure que j’approchais, je la devinais mieux, et enfin je vis tout. Les trois hommes qui restaient maintenaient le second cheval; l’un d’eux lui tenait les jambes de devant, l’autre la bouche ouverte au moyen d’une sorte de cric; le troisième, armé d’un ciseau et d’un marteau attaquait les grandes dents blanches l’une après l’autre; trois déjà manquaient; mais la quatrième était plus solide et l’homme s’obstinait; et, comme j’arrivais près de lui, le cheval se cabra en poussant un long cri de douleur et ce cri était comme un cri d’homme désespéré; mais les hommes rendus furieux redoublèrent; et, pendant que je m’enfuyais, les coups de marteau et les cris du cheval me poursuivaient à intervalles réguliers jusqu’à ce que, me retournant, je ne visse plus qu’une masse confuse, au-dessus de la surface huileuse des eaux.

Netteté plus que réelle, photographique et sans couleur, comme sous un voile de suie.

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