Charles Ferdinand Ramuz

Vie de Samuel Belet

Suisse   1913

Genre de texte
Roman

Contexte
Le récit se trouve dans le chapitre II de la deuxième partie du roman, qui compte trois parties.

À dix-huit ans, l’orphelin Samuel Belet tombe amoureux de Mélanie. Les deux jeunes gens se fréquentent jusqu’à ce que Mélanie ne vienne plus à leurs rendez-vous. Samuel quitte son emploi et apprend que Mélanie s’est mariée. Il part en exil pour sept ans. Au cours de son périple, il rencontre un charpentier nommé Duborgel avec qui il se lie d’amitié. Tous les deux sont en route pour Paris quand Samuel fait ce rêve dans une auberge alors qu’il est malade.

Texte témoin
Paris, Gallimard, 1950, p. 138-140.




Rêve de dédoublement

Il visite sa tombe

Tout de suite une grande fièvre m’avait pris, avec du délire et des rêves, un entre autres dont je me souviens encore aujourd’hui.

Mélanie était revenue. Je marchais à côté d’elle ; nous suivions un petit sentier qui s’en allait à travers champs. Elle portait passée à son bras une couronne de perles. Je regardais cette couronne ; il y avait écrit dessus : « A mon ancien fiancé. » Je lui demandai :

– A qui portes-tu cette couronne ?

Elle me regarda d’un air étonné :

– Mais elle est pour toi, naturellement !

C’était le temps de la chasse ; tout près de nous, un chasseur tire un coup de fusil ; un lièvre qui était blotti derrière un buisson prend la fuite ; on voyait son petit cul blanc se lever dans l’herbe encore haute.

Mais moi, je ne pensais qu’à elle, et je lui dis de nouveau :

– Comment se fait-il que cette couronne me soit destinée, puisque je suis vivant?

Elle me répond :

– Pour moi, tu es mort.

Je voulus parler, je ne pus rien dire. Je passai la main sur mon front, il était couvert de sueur. Soudain, je ne sais comment, nous nous trouvons devant un cimetière. Il était un peu au-dessus de nous, avec une petite pente qui aboutissait à la grille. On pousse la grille, elle était rouillée. Mélanie entra la première.

Il y avait une colonne de marbre, avec du lierre, et un entourage de fer ; je lis mon nom sur la colonne : Samuel Belet. Il y avait aussi la date de ma naissance : 1840, mais je n’arrivais pas à distinguer celle de ma mort.

Cependant Mélanie s’était avancée et avait appuyé la couronne contre le socle. Un nuage noir passait dans le ciel.

Puis le vent se mit à souffler et les branches d’un saule pleureur qu’il y avait tout près de là se tenaient droites en l’air. Mélanie était toujours debout devant moi, la tombe nous séparait. Et anxieusement je me demandais : « Es-tu vraiment mort? Tu n’es pas mort puisque tu peux bouger, tu n’es pas mort, puisque tu parles. » Mais, une terrible angoisse me serrait le cÅ“ur. Et m’adressant à Mélanie : « Mélanie, écoute, je j’aime[sic] ; dis que je ne suis pas mort. » Elle se mit à rire, elle me répondit : « Je t’assure que tu es mort. » En même temps elle reculait, elle reprit : « Essaie seulement de me courir après. » Je fis un grand effort, mais c’était comme si mes pieds avaient pris racine en terre. Je voulus alors lui tendre les bras ; mes bras à leur tour ne m’obéissaient plus. Elle riait plus fort, continuant de s’éloigner. Je voulus du moins l’appeler ; je n’avais plus de voix ; cette même raideur qui était dans mes membres occupait maintenant jusqu’au dedans de mes organes.

Je voyais que j’étais bien mort, mais en même temps je gardais les yeux levés ; j’aperçus une dernière fois Mélanie entre les arbres. Elle ouvrit la grille, elle s’en allait.

Alors une espèce de convulsion s’empare de moi, tout mon corps se tord, mes os craquent, je tends tous mes muscles à la fois; cette espèce de coque dure, dans laquelle j’étais pris, éclate ; et la voix me revient en même temps que mes mouvements :

– Mélanie ! Mélanie !

Je criais de toutes mes forces. Une voix me répond :

– Belet, c’est moi !

Brusquement je rouvre les yeux, et, comme entre des lambeaux de brouillard qui étaient mon rêve qui s’en allait, j’aperçois une chambre, avec des rideaux sales et une table à laquelle il manquait un pied.

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