Prosper Jolyot de Crébillon

Atrée et Thyeste

France   1707

Genre de texte
vers, théâtre, tragédie

Contexte
Le rêve est raconté à la scène II de l’acte II de cette pièce en cinq actes.

Il y a vingt ans, Thyeste a enlevé Aerope, la femme de son frère Atrée, pour en faire sa maîtresse. Un an plus tard, Atrée retrouve sa femme, l’empoisonne et élève Plisthène, fils de Thyeste et Aerope, comme son propre fils. Maintenant roi de l’île d’Eubée, Atrée a pour projet d’assouvir sa vengeance contre son frère en poussant Plisthène à le tuer. Thyeste raconte ce rêve à sa fille Théodamie alors qu’il se trouve, en raison d’un naufrage, sur l’île d’Eubée. Son songe annonce les événements à suivre : Atrée assassinera Plisthène et offrira à son frère une coupe remplie de son sang ; Thyeste refusera de la boire et se suicidera.

Notes
Atrée est le père d’Agamemnon. Après une lutte sauvage avec son frère Thyeste pour le trône de Mycènes, il finit par l’emporter. Il invite alors son frère à un festin où il lui sert à manger ses deux fils.

Texte original

Texte témoin
Å’uvres, Paris, Didot, 1818, t. I, p. 109-110.




Le rêve de Thyeste

Le spectre de la plaintive Aerope

THYESTE
En dussé-je périr, songez que je le veux.
Sauvez-moi, par pitié, de ces bords dangereux,
Du soleil à regret j’y revois la lumière ;
Malgré moi, le sommeil y ferme ma paupière.
De mes ennuis secrets rien n’arrête le cours :
Tout à de tristes nuits joint de plus tristes jours.
Une voix, dont en vain je cherche à me défendre,
Jusqu’au fond de mon coeur semble se faire entendre :
J’en suis épouvanté. Les songes de la nuit
Ne se dissipent point par le jour qui les suit :
Malgré ma fermeté, d’infortunés présages
Asservissent mon âme à ces vaines images.
Cette nuit même encor, j’ai senti dans mon coeur
Tout ce que peut un songe inspirer de terreur.
Près de ces noirs détours que la rive infernale
Forme à replis divers dans cette île fatale,
J’ai cru longtemps errer parmi des cris affreux,
Que des mânes plaintifs poussaient jusques aux cieux.
Parmi ces tristes voix, sur ce rivage sombre,
J’ai cru d’Aerope en pleurs entendre gémir l’ombre ;
Bien plus, j’ai cru la voir s’avancer jusqu’à moi,
Mais dans un appareil qui me glaçait d’effroi :
«Quoi ! Tu peux t’arrêter dans ce séjour funeste !
Suis-moi, m’a-t-elle dit, infortuné Thyeste.»
Le spectre, à la lueur d’un triste et noir flambeau,
À ces mots, m’a traîné jusque sur son tombeau.
J’ai frémi d’y trouver le redoutable Atrée,
Le geste menaçant, et la vue égarée,
Plus terrible pour moi, dans ces cruels moments,
Que le tombeau, le spectre, et ses gémissements.
J’ai cru voir le barbare entouré de furies,
Un glaive encor fumant armait ses mains impies ;
Et, sans être attendri de ses cris douloureux,
Il semblait dans son sang plonger un malheureux.
Aerope, à cet aspect, plaintive et désolée,
De ses lambeaux sanglants à mes yeux s’est voilée.
Alors j’ai fait, pour fuir, des efforts impuissants ;
L’horreur a suspendu l’usage de mes sens.
À mille affreux objets l’âme entière livrée,
Ma frayeur m’a jeté sans force aux pieds d’Atrée.
Le cruel, d’une main, semblait m’ouvrir le flanc,
Et de l’autre, à longs traits, m’abreuver de mon sang.
Le flambeau s’est éteint ; l’ombre a percé la terre ;
Et le songe a fini par un coup de tonnerre.

THÉODAMIE
D’un songe si cruel quelle que soit l’horreur,
Ce fantôme peut-il troubler votre grand coeur ?
C’est une illusion...

THYESTE
J’en croirais moins un songe,
Sans les ennuis secrets où ma douleur me plonge.
J’en crains plus du tyran qui règne dans ces lieux
Que d’un songe si triste, et peut-être des dieux :
Je ne connais que trop la fureur qui l’entraîne.

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