George Bataille

Ma mère

France   1966

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve apparaît dans le dernier quart du roman.

Le narrateur est un jeune homme qui, après une adolescence très pieuse, vit dans un état de débauche intense, auquel l’a entraîné sa mère. Ce rêve survient après une séance de libertinage extrême qui l’a épuisé.

Notes
Hansi est la maîtresse de Pierre, le narrateur.

Texte témoin
Œuvres complètes. IV Œuvres littéraires posthumes. Divinus Deus, Paris, Gallimard, NRF, 1971, p. 258.

Édition originale
Ma mère, roman inédit, Paris, J.-J. Pauvert, 1966.

Ce roman devait former la deuxième partie de Divinus Deus.




Impressions du rêve

Comme la gorge du noyé

Mais j'eus, dans ce malheur qui n'était pas profond, la force de me dire: j'aime les fesses de Hansi, j'aime aussi que Dieu les maudisse; je ris dans ma nausée de cette malédiction, qui les divinise si profondément. Elles sont divines, si je les embrasse, si je sais qu'Hansi aime sentir le baiser de mes lèvres sur elles. Je tirai là-dessus les couvertures: je ne vis plus l'objet de mon impuissante passion. Comme un couperet tombe, le sommeil et le rêve soudain me retranchèrent, du monde où réellement je vivais: les corps nus près de moi se multiplièrent, une sorte de ronde qui n'était pas seulement libidineuse, agressive, ne s'offrait pas moins au plaisir de dévorer qu'à celui de forniquer, et s'offrant au plus bas plaisir, en même temps, louchait vers la souffrance, vers l'étranglement de la mort. Une telle ronde proclamait que la laideur, la vieillesse, l'excrément sont moins rares que la beauté, l'élégance, l'éclat de la jeunesse. J'avais le sentiment des eaux qui montent: les eaux, ces immondices, et bientôt je ne trouverais plus de refuge devant la montée : comme la gorge du noyé s'ouvre à l'énormité des eaux, je succomberais à la puissance de la malédiction, à la puissance du malheur.

Le développement de mon cauchemar n'a pas eu cette simplicité et, si je me souvins de son début, j'en oubliai la fin. Après cinquante années, je me souviens peut-être, mais seulement d'en avoir été frappé sur-le-champ, à vingt ans. Je ne me souviens pas du rêve lui-même, mais du sentiment qu'il me laissa et que, sans nul doute, je systématisai de mon mieux (1). J'associais alors l'image que je gardais de la divinité violente à celle de la volupté de Hansi et l'une et l'autre à ces immondices dont la toute-puissance, dont l'horreur étaient infinies. J'avais dans le temps de ma piété médité sur le Christ en croix et sur l'immondice de ses plaies. La nausée suppliciante qui venait d'un abus de la volupté m'avait ouvert à cet affreux mélange où il n'était plus de sensation qui ne soit portée au délire. [p. 259]

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(1) [Note de Bataille] Au souvenir de ce rêve se lient maintenant dans ma tête de vieillard deux images dont la première, parfois, se détache de la même façon que si je l'avais surajoutée, mais parfois m'apparaît comme l'aspect véritable du rêve. Je suis trop vieux, je ne sais plus. Cette image composite est celle de jeunes femmes d'une laideur et d'une pauvreté atterrantes dont les yeux me regardent, dont la bouche pend et s'ouvre pour vomir: le regard de ces yeux est celui de la mort au moment où la mort enferme l'être et tout le rire possible dans une grimace. Cette image est la plus pénible, que je puisse me représenter. La seconde au contraire est agréable : elle ne se rapporte jamais dans mon souvenir à la vérité du rêve, mais elle est presque toujours associée à la première : c'est celle d'un jeune homme à la fenêtre, riant: c'est évidemment le rêveur et rien n'est clair en lui. Je ne puis même savoir si ce jeune [homme] est moi: c'est peut-être moi, mais avec le charme d'un autre, d'un jeune homme enjoué que je vois tous les jours, avec lequel j'ai l'habitude de plaisanter. Comme si, en premier, ces femmes laides au regard de mort étaient drôles, toniques et désirables pour lui: ce jeune homme en plaisante avec moi, non sans une sorte d'hésitation; en effet, il est inadmissible d'en rire, et il est clair que c'est dommage, mais tant pis, nous voudrions cesser d'en rire, nous ne pouvons pas. Ce jeune homme est d'ailleurs sain, il chante d'une voix de basse sonore dont la résonance est celle du rire, du rire harmonieux et solide, dont la solidité n'a qu'un défaut: le chant du jeune homme à la fin tourne mal, à la fin le rire auquel il ressemble n'est plus un rire mais une éjaculation qu'il serait impossible de contenir, une éjaculation qui sans nul doute est voluptueuse mais qu'à toute force il serait nécessaire de calmer, d'arrêter, puisque, inévitablement, le jeune homme mourra de ces secousses incoercibles. Le long de ma longue vie, ces images nombreuses agglomérèrent dans les désordres de ma vie. Elles ne m'ont pas toujours lié. Quand je faisais l'amour et que la chaleur de l’excitation me manquait, ces images n'auraient pu m'aider. Mais dans ces heures de solitude où je tentais de regarder comme d'un sommet ma vie, avec elle les avenues qui s'ouvraient à elle, où elle ne s'était pas engagée, ce furent toujours à l'horizon ces femmes embrouillant le désir et la nausée et, me suivant comme au soleil me suit mon ombre, ce jeune homme qui ne pleurait pas, mais dont l'émotion me faisait pleurer, et qui de toujours rire allait mourir, qui ont le plus passionnément crispé ce visage apathique, où se lisait sans doute l'opposition de deux besoins, celui de dormir - et celui de chercher l'issue. [p. 395]

Texte sous droits.

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