Alain-René Lesage

Le Diable boiteux

France   1726

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rêve se trouve au chapitre 16 intitulé « Des songes ». Le roman compte 21 chapitres.

Persécuté par des hommes qui veulent le tuer sur ordre de sa maîtresse doña Thomasa, Don Cléofas Leandro Perez Zambullo, écolier d’Alcala, trouve refuge dans un grenier. Il y délivre Asmodée, le roi des démons, de la fiole dans laquelle il était enfermé. Le diable qui boite à la suite d’un combat avec un autre démon lui fait découvrir l’intimité des villageois. Dans ce chapitre, il lui fait voir les songes des habitants.

Texte témoin
Romanciers du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, t. I, p. 447-455.




Sociologie du rêve

Révélations d’Asmodée

CHAPITRE XVI : «Des songes»

Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cleofas lui dit :

– Voilà un très beau tableau de l’amitié; mais s’il est rare de voir deux hommes s’aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que l’on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales, qui pussent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d’un amant aimé.

– Sans doute, répondit le diable, c’est ce que l’on n’a point encore vu, et ce que l’on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s’aiment point. J’en suppose deux parfaitement unies. Je veux même qu’elles ne disent pas le moindre mal l’une de l’autre en leur absence, tant elles sont amies. Vous les voyez toutes deux; vous penchez d’un côté, la rage se met de l’autre. Ce n’est pas que l’enragée vous aime ; mais elle voulait la préférence. Tel est le caractère des femmes. Elles sont trop jalouses les unes des autres pour être capables d’amitié.

– L’histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Leandro Perez, est un peu romanesque, et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée. Nous allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour. J’attends de vous un nouveau plaisir. J’aperçois un grand nombre de personnes endormies. Je voudrais, par curiosité, que vous me disiez les divers songes qu’elles peuvent faire.

– Très volontiers, repartit le démon. Vous aimez les tableaux changeants. Je veux vous contenter.

– Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien ridicules.

– Pourquoi ? répondit le boiteux. Vous, qui possédez votre Ovide, ne savez-vous pas que ce poète dit que c’est vers la pointe du jour que les songes sont plus vrais, parce que, dans ce temps-là, l’âme est dégagée des vapeurs des aliments.

– Pour moi, répliqua don Cleofas, quoi qu’en puisse dire Ovide, je n’ajoute aucune foi aux songes.

– Vous avez tort, reprit Asmodée. Il ne faut ni les traiter de chimères, ni les croire tous. Ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. L’empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d’un écolier, ne méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui en prit, à la bataille de Philippes, de quitter sa tente, sur le récit qu’on lui fit d’un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité ; mais je les passe sous silence, pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse.

Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. Il rêve qu’il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, et qu’il se rend à la voix de cette sirène.

Dans l’appartement parallèle repose la comtesse, sa femme, qui aime le jeu à la fureur. Elle rêve qu’elle n’a point d’argent, et qu’elle met en gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents pistoles moyennant un très honnête profit.

Dans l’hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis du même caractère que le comte, et qui est amoureux d’une fameuse coquette. Il rêve qu’il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent, et son intendant, couché tout au haut de l’hôtel, songe qu’il s’enrichit à mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?

– Non, ma foi, répondit don Cleofas, je vois bien qu’Ovide a raison. Mais je suis curieux de savoir qui est cet homme que je remarque. Il a la moustache en papillotes, et conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit pas être un cavalier du commun.

– C’est un gentilhomme de province, répondit le démon, un vicomte aragonais, un esprit vain et fier. Son âme, en ce moment, nage dans la joie. Il rêve qu’il est avec un grand qui lui cède le pas dans une cérémonie publique.

Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des songes bien mortifiants. L’un rêve que l’on publie une ordonnance qui défend de payer les médecins quand ils n’auront pas guéri leurs malades, et son frère songe qu’il est ordonné que les médecins mèneront le deuil à l’enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.

– Je souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et qu’un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un lieutenant criminel assiste en France au supplice d’un coupable qu’il a condamné.

– J’aime la comparaison, dit le diable. On pourrait dire, en ce cas-là, que l’un va faire exécuter sa sentence, et que l’autre a déjà fait exécuter la sienne.

– Oh! oh! s’écria l’écolier, qui est ce personnage qui se frotte les yeux en se levant avec précipitation?

– C’est un homme de qualité qui sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant vient de le réveiller. Il songeait que le premier ministre le regardait de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n’est pas contente d’un songe qu’elle vient d’avoir. C’est une fille de condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l’autre une aversion qui va jusqu’à l’horreur. Elle voyait tout à l’heure en songe, à ses genoux, le galant qu’elle déteste. Il était si passionné, si pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus favorablement qu’elle n’a jamais fait celui qu’elle aime. La nature, pendant le sommeil, secoue le joug de la raison et de la vertu.

Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue : c’est le domicile d’un procureur. Le voilà couché avec sa femme, dans la chambre où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits jumeaux. Il rêve qu’il va visiter un de ses clients à l’hôpital, pour l’assister de ses propres deniers ; et la procureuse songe que son mari chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.

– J’entends ronfler autour de nous, dit Leandro Perez, et je crois que c’est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant à la demeure du procureur.

– Justement, répondit Asmodée ; c’est un chanoine qui rêve qu’il dit son benedicite .

Il a pour voisin un marchand d’étoffes de soie qui vend sa marchandise fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui apportent de l’argent, et ses correspondants, de leur côté, songent qu’il est sur le point de faire banqueroute.

– Ces deux songes, dit l’écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même porte.

– Non, je vous assure, répondit le démon. Le premier, à coup sûr, est sorti par la porte d’ivoire, et le second par la porte de corne.

La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux libraire. Il a, depuis peu, imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès. En le mettant au jour, il promit à l’auteur de lui donner cinquante pistoles, s’il réimprimait son ouvrage ; et il rêve actuellement qu’il en fait une seconde édition sans l’en avertir.

– Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n’est pas besoin de demander par quelle porte il est sorti. Je ne doute pas qu’il n’ait son plein et entier effet. Je connais messieurs les libraires : ils ne se font pas un scrupule de tromper les auteurs.

– Rien n’est plus véritable, reprit le boiteux ; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs : ils ne sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure, arrivée il n’y a pas cent ans à Madrid, va vous le prouver.

Trois libraires soupaient ensemble au cabaret. La conversation tomba sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des convives, je vous dirai confidemment que j’ai fait un beau coup ces jours passés. J’ai acheté une copie qui me coûte un peu cher à la vérité ; mais elle est d’un auteur! ... c’est de l’or en barre». Un autre libraire prit alors la parole, et se vanta pareillement d’avoir fait une emplette excellente le jour précédent. «Et moi, messieurs, s’écria le troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec vous. Je vais vous montrer la perle des manuscrits. J’en ai fait aujourd’hui l’heureuse acquisition». En même temps chacun tira de sa poche la précieuse copie qu’il disait avoir achetée ; et comme il se trouva que c’était une nouvelle pièce de théâtre, intitulée le Juif errant, ils furent fort étonnés quand ils virent que c’était le même ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.

Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute des plus vives. Il rêvait qu’il était avec elle au fond d’un bois, où il lui tenait des discours tendres, et qu’elle lui a répondu : «Ah! Que vous êtes séduisant! Vous me persuaderiez si je n’étais pas en garde contre les hommes. Mais ce sont des trompeurs. Je ne me fie point à leurs paroles. Je veux des actions.

– Hé! quelles actions, madame, exigez-vous de moi? A repris l’amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon amour, entreprendre les douze travaux d’Hercule?

– Hé, non! don Nicaise, non, a reparti la dame, je ne vous en demande pas tant». Là-dessus il s’est réveillé.

– Apprenez-moi, de grâce, dit l’écolier, pourquoi cet homme couché dans un lit brun se débat comme un possédé.

– C’est, répondit le boiteux, un habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité. Il rêve qu’il dispute et soutient l’immortalité de l’âme contre un petit docteur en médecine qui est aussi bon catholique qu’il est bon médecin. Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d’Estramadure, nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour demander une récompense pour avoir tué un portugais d’un coup d’escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu’on lui donne le gouvernement d’Antequère, et encore n’est-il pas content. Il croit mériter une vice-royauté.

Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui rêvent bien désagréablement. L’un, qui est gouverneur d’une place forte, songe qu’il est assiégé dans sa forteresse, et qu’après une légère résistance, il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec sa garnison, l’autre est l’évêque de Murcie. La cour a chargé ce prélat éloquent de faire l’éloge funèbre d’une princesse, et il doit le prononcer dans deux jours. Il rêve qu’il est en chaire, et qu’il demeure court après l’exorde de son discours.

– Il n’est pas impossible, dit don Cleofas, que ce malheur lui arrive en effet.

– Non vraiment, répondit le diable, et il n’y a pas même longtemps que cela est arrivé à sa grandeur en pareille occasion.

Voulez-vous que je vous montre un somnambule? Vous n’avez qu’à regarder dans les écuries de cet hôtel. Qu’y voyez-vous?

– J’aperçois, dit Leandro Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une étrille à la main.

– Hé bien! reprit le démon, c’est un palefrenier qui dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant, d’étriller ses chevaux ; après quoi il se recouche. On s’imagine dans l’hôtel que c’est l’ouvrage d’un esprit follet, et le palefrenier lui-même le croit comme les autres. Dans une grande maison, vis-à-vis l’hôtel garni, demeure un vieux chevalier de la toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est tombé malade ; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à l’inquiéter. Il est vrai qu’il l’a exercée d’une manière qui justifie son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute l’horreur n’est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa mort.

– Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien extraordinaire.

– Vous allez l’entendre, reprit Asmodée. Il a quelque chose, en effet, de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l’heure qu’il était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en l’accablant de reproches et d’injures. Ils ont même voulu le mettre en pièces ; mais il a pris la fuite, et s’est dérobé à leur fureur. Après quoi il s’est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir, où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de s’approcher d’eux ; et son père lui a dit, avec la gravité qu’ont tous les défunts :-il y a longtemps que nous t’attendons ; viens prendre ta place auprès de nous.

– Le vilain rêve! S’écria l’écolier. Je pardonne au malade d’en avoir l’imagination blessée.

– En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit délicieusement. Le sommeil lui présente les plus agréables idées. C’est une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que son oncle, dont elle est l’unique héritière, ne vit plus, et qu’elle voit autour d’elle une foule d’aimables seigneurs qui se disputent la gloire de lui plaire.

– Si je ne me trompe, dit don Cleofas, j’entends rire derrière nous.

– Vous ne vous trompez point, reprit le diable ; c’est une femme qui rit en dormant à deux pas d’ici ; une veuve qui fait la prude, et qui n’aime rien tant que la médisance. Elle songe qu’elle s’entretient avec une vieille dévote, dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.

Je ris à mon tour, en voyant, dans une chambre au-dessous de cette femme, un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu’il possède. Il rêve qu’il ramasse des pièces d’or et d’argent, et que plus il en ramasse, plus il en trouve à ramasser. Il en a déjà rempli un grand coffre.

– Le pauvre garçon! dit Leandro. Il ne jouira pas longtemps de son trésor.

– À son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai riche qui se meurt : il verra disparaître ses richesses. Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont voisines, je vais vous les dire. L’une rêve qu’elle prend des oiseaux à la pipée, qu’elle les plume à mesure qu’elle les prend, mais qu’elle les donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le profit. L’autre songe qu’elle chasse de sa maison des lévriers et des chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu’elle ne veut plus avoir qu’un petit roquet des plus gentils qu’elle a pris en amitié.

– Voilà deux songes bien fous, s’écria l’écolier : je crois que s’il y avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.

– Pas trop, répondit le diable. Pour peu qu’ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd’hui chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net.

– Pour moi, je n’y comprends rien, répliqua don Cleofas, et je ne m’en soucie guère. J’aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un superbe lit de velours jaune, garni de franges d’argent, et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.

– C’est une femme titrée, repartit le démon. Une dame qui a un équipage très galant, et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne pourrait fermer l’oeil de toute la nuit. Hier au soir elle lisait les Métamorphoses d’Ovide; et cette lecture est cause qu’elle fait en cet instant un songe où il y a bien de l’extravagance. Elle rêve que Jupiter est devenu amoureux d’elle, et qu’il se met à son service sous la forme d’un grand page des mieux bâtis. À propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus plaisante. J’aperçois un histrion qui goûte, dans un profond sommeil, la douceur d’un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, qu’il n’y a tête d’homme à Madrid qui puisse dire l’avoir vu débuter. Il y a si longtemps qu’il paraît sur le théâtre, qu’il est pour ainsi dire théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu’il s’imagine qu’un personnage tel que lui est au-dessus d’un homme. Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu’il se meurt, et qu’il voit toutes les divinités de l’Olympe assemblées pour décider de ce qu’elles doivent faire d’un mortel de son importance. Il entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien, après avoir eu l’honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort commun à tous les humains, et qu’il mérite d’être reçu dans la troupe céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d’une apothéose si nouvelle; et Jupiter, pour les mettre tous d’accord, change le vieux comédien en une figure de décoration.

Le diable allait continuer; mais Zambullo l’interrompit en lui disant : «Halte-là, seigneur Asmodée, vous ne prenez pas garde qu’il est jour. J’ai peur qu’on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la populace vient une fois à remarquer votre seigneurie, nous entendrons des huées qui ne finiront pas sitôt.

– On ne nous verra point, lui répondit le démon. J’ai le même pouvoir que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler; et, tout ainsi que sur le mont Ida l’amoureux fils de Saturne se couvrit d’un nuage pour cacher à l’univers les caresses qu’il voulait faire à Junon, je vais former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai vous faire observer.

En effet, ils furent tout à coup environnés d’une fumée, qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de l’écolier.

Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... mais je ne fais pas réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la nuit doit vous avoir fatigué.

Je suis d’avis de vous transporter chez vous, et de vous y laisser reposer quelques heures. Pendant ce temps-là je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours de mon métier. Après cela je vous rejoindrai pour m’égayer avec vous sur nouveaux frais.

– Je n’ai nulle envie de dormir, et je ne suis point las, répondit don Cleofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir de m’apprendre les divers desseins qu’ont ces personnes que je vois déjà levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles faire de si grand matin?

– Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le démon, est une chose digne d’être observée. Vous allez voir un tableau des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu’il leur est possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort.

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