Charles de Mouhy

La Paysanne parvenue

France   1735

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rĂŞve se situe dans la partie 10 du roman qui en compte 12.

La veille de ce rêve, Jeannette a craint que le jeune marquis, son amant, ne soit mort ou blessé à la guerre aux côtés de Saint-Fal, son cousin. Il s’avérera par la suite que ce rêve était prémonitoire.

Texte témoin
La Paysanne parvenue ou les MĂ©moires de Mme la Marquise de L. V. Amsterdam, [s.n.], 1739, p. 260-262. Document disponible sur Gallica.




Transformations

Elle se voit en songe

Barbe que j’avois voulu renvoyer pour la faire coucher, et qui s’étoit obstinée à me veiller, s’étoit assoupie ; la considération que j’avois pour elle fut cause que je ne la réveillai point. Ce fut un bonheur extrême pour moi, que le ciel permît, sans doute, pour ma conservation, car si je m’étois trouvée seule dans l’incident qui va suivre, je serois morte, sans doute, d’effroi ; l’on en va juger. L’agitation avec laquelle j’avois passé ce jour, fut cause, sans doute, du songe affreux dont je fus tourmentée.

Il me sembloit que je voyois un spectre traînant des chaînes, qui s’aparoissoit à moi, et qui me regardoit sinistrement. J’avois fermé les yeux à son horrible aspect ; mais m’obligeant à les ouvrir, je l’avois vû portant sur les bras un corps sanglant percé de coups, que je reconnus pour celui de mon cher amant. Ce spectacle faisoit une telle impression sur mes sans glacés, que j’étois immobile, et mon coeur étoit si serré que j’envisageois avec des yeux secs et un silence morne, plusieurs autres objets aussi lugubres. Le pere de mon amant tenoit une femme par la main qui avoit mon air et mes traits ; la tristesse étoit peinte sur les yeux de ce second moi-même, et il paroissoit que la démarche qu’on lui faisoit faire répugnoit à son goût. Le vieux marquis se mit à genoux, avec elle, au pied du spectre : le corps qu’il portoit sembla revivre à l’abord de la femme, que le marquis lui presentoit, et le sang de ses blessures s’arrêter. Le blessé prit la main de son pere, et celle de la femme qui me ressembloit, et les unit. J’ouvris de grands yeux, et je considérois avec agitation ces choses ; mais, quelle fut ma surprise, en jettant mes regards sur le nouvel époux de le voir rajeuni, et de retrouver à la place du vieux marquis, le fils ensanglanté que j’avois vû entre les bras du spectre ! Je me tournai précipitamment de son côté. Comblé d’étonnement, Saint-Fal avoit succédé au spectre et paroissoit couvert des blessures que j’avois vû au jeune marquis, il avoit l’air si triste et si touchant, que j’allois le consoler de la douleur profonde dans laquelle il paroissoit plongé. Lorsque les rideaux de mon lit s’étant ouverts tout à coup, me réveillérent en sursaut, et me firent voir à la lumiere d’une bougie, avec laquelle Barbe me veilloit, un homme le poignard à la main, qui, me le presentant, me dit, si tu cries tu es morte, la bourse ou la vie, et dépêchons.

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