Marivaux

Le Cabinet du philosophe

France   1734

Genre de texte
prose, essai, journal

Contexte
On nous apprend au début du texte que cet ouvrage regroupe les écrits inédits d’un célèbre homme d’esprit, qu’on a divisés en onze feuilles. La première feuille dans laquelle figure ce récit de rêve contient surtout des réflexions sur l’amour.

Texte témoin
Journaux et oeuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Garnier, 1988, p. 338-341.




Le rêve d’une mère

Un conte sur l’esprit du temps

Un jour à la campagne on s’était longtemps entretenu de contes de fées dans une nombreuse compagnie. On avait parlé de toutes les qualités dont elles douaient un enfant qui venait de naître, quand elles en aimaient la mère.

Une jeune dame prête d’accoucher et qui était un peu bel esprit, se frappa l’imagination de ce qu’on avait dit là-dessus ; et voici en conséquence le rêve qu’elle fit la nuit suivante. C’est elle-même qui me l’a raconté.

Je rêvai, dit-elle, que j’allais accoucher, et que, par je ne sais quelle puissance invisible, je me sentis légèrement transportée dans l’appartement du monde le plus brillant. Un côté de cet appartement, pourtant, n’était garni que de petits tiroirs, mais si jolis, si bien travaillés qu’il n’y avait point d’ornement pareil à cela. Je regardais cette singularité, quand je vis entrer une femme d’un air majestueux, qui s’approcha de moi, et qui me dit en souriant : Je suis fée, j’ai lu dans le fond de ton coeur hier pendant qu’on t’entretenait des dons que nous pouvions faire aux enfants dont nous chérissons les mères. Tu souhaitas que les fées ne fussent pas des contes en l’air, et qu’il y eût quelqu’une qui voulût douer l’enfant que tu vas mettre au jour : je pénétrai ta pensée, je te sus bon gré d’avoir souhaité que nous existassions. Nous existons en effet, et je viens te récompenser de l’attention avec laquelle tu écoutais ce qu’on te disait de nous. C’est moi qui t’ai fait transporter ici. Tu fais cas de l’esprit, tu en as toi-même ; et j’ai démêlé aussi que tu voudrais que ton fils fût doué de cette qualité. C’est moi qui la donne : je parle de la qualité d’esprit la plus estimable ; car il y a des sortes d’esprit que je ne donne pas, et toutes les sortes en sont dans les tiroirs que tu vois.

Chaque tiroir a sa fée qui en dispose : je préside au premier, qui, aussi bien que les autres, contient une poudre que nous faisons respirer à l’enfant qui vient de naître.

La poudre de mon tiroir est celle du bon esprit, de l’esprit sage, et en même temps de l’esprit sublime ; car il n’y a de sublimité que dans les bons esprits. Veux-tu de cette poudre-là pour ton fils ? Car c’est un homme que tu vas mettre au monde. Dès que tu seras déterminée, tu accouches, et dans l’instant j’emploie ma poudre.

Au reste, je t’avertis d’une chose ; c’est que tout sage, tout estimable, tout grand et sublime que soit l’esprit dont j’offre de douer ton fils, ce ne sera pas l’esprit ni le plus brillant, ni le plus estimé, ni celui qui fera le plus de fracas parmi les hommes : il est trop raisonnable pour cela, et ce n’est pas la raison qui fait le plus de fortune chez eux ; elle ne les amuse pas assez, elle se refuse à tout ce qui nuit, elle ne fait de mal à personne. Hé ! qui est-ce qui en ferait mieux qu’elle, si elle voulait ? Mais elle est paisible, généreuse ; en un mot, elle n’a ni malice ni étourderie, et il n’y a que ces deux choses-là qui divertissent les hommes. C’est toujours à leurs dépens qu’il faut avoir de l’esprit, quand on veut rendre son esprit extrêmement célèbre. En revanche, l’esprit le plus célèbre par là n’est jamais dans le fond qu’un assez petit esprit, qui ne se connaît point en gloire, qui est pourtant pressé d’en avoir, mais qui ne saurait y être délicat, et qui court à la fausse ; c’est-à-dire à la première venue qu’il ne distingue pas de la véritable.

Vois donc à présent si tu t’en tiens aux faveurs que je destine à ton fils : veux-tu qu’il soit un grand esprit, au hasard de briller ou moins, ou plus tard, et toujours plus difficilement que le petit esprit ? Prononce.

À ces mots, me dit cette dame qui me contait son rêve, j’hésitai à prendre mon parti : ce fracas qu’on ne promettait point à l’esprit que recevrait mon fils me paraissait pourtant bien considérable et bien séduisant ; enfin je ne me déterminais point.

Qu’en arriva-t-il ? que ma fée, sans doute indignée de me voir hésiter, disparut ; et qu’à sa place, je me trouvai entourée de cinq ou six autres fées, qui tenaient à la main un de ces petits tiroirs dont je vous ai parlé.

Les fées s’approchent et ne me disent mot : elles me montraient seulement leurs tiroirs, sur chacun desquels était un petit écrit, en guise d’étiquette, qui apprenait ce qu’ils contenaient.

Sur le premier tiroir que je lus, étaient ces mots : POUDRE DE L’ESPRIT DE BAGATELLE, autrement dit, de l’esprit frivole.

Esprit de bagatelle ! m’écriai-je. Est-ce là un présent ?

Comment ! si c’en est un, me dit la fée qui tenait le tiroir, si c’en est un ! Le don d’homme à bonnes fortunes, le mérite de bon convive, le don des petits vers, des chansonnettes et une infinité d’autres menus avantages de cette force-là y tiennent, et rien ne met un homme dans une si aimable posture que l’esprit que je te présente.

Je ne répondis rien, et jetai mes yeux sur un autre tiroir, dont je remarquai qu’on avait effacé la moitié de l’étiquette. Voici ce qu’on y lisait, et qui n’apprenait rien : POUDRE ALCHIMIQUE DE L’ESPRIT... On ne pouvait lire le reste.

D’où vient, madame, qu’on a rayé la définition de cet esprit-ci ? dis-je à la fée.

Que cela ne t’arrête pas, me répondit-elle, je vais te dire la vérité.

C’est la Raison qui a fait les étiquettes de toutes les sortes d’esprit qui sont renfermées dans nos tiroirs, et la définition qu’elle avait donnée à cet esprit-ci m’a paru de si méchante humeur que j’ai trouvé à propos de l’effacer. Si je l’avais laissée, il n’y aurait point eu de mère qui eût voulu de ma poudre pour son fis ; et c’eût pourtant été grand dommage assurément : car malgré tout ce que la Raison en pense, c’est par le moyen de cette poudre qu’on acquiert l’esprit de la réputation la plus rapide et la plus bruyante.

Eh ! pourquoi donc, dis-je alors, la Raison en fait-elle si peu de cas, et l’a-t-elle tant maltraité dans l’étiquette ?

C’est, me répondit-elle, que la Raison est trop difficile, et qu’elle n’estime que ce qui lui plaît ; mais, encore une fois, que cela ne te rebute pas, prends ma poudre, si tu veux assurer de la gloire à ton fils pendant sa vie.

Qu’appelez-vous : pendant sa vie, repartis-je. Est-ce que cette gloire ne lui survivra pas ? Oh ! me dit-elle, tu m’impatientes, cherche ailleurs des gloires qui survivent ; tu n’en sais pas le défaut, de ces gloires-là. Apprends qu’on n’en jouit souvent qu’à la fin de ses jours, comme qui dirait à l’article de la mort. C’est un trésor d’avare, il n’y a que les héritiers qui en profitent : si tu veux l’immortalité pour ton fils, je n’ai pas ce qu’il te faut.

L’esprit que vous distribuez, lui dis-je alors, est sans doute celui dont m’a parlé la première fée que j’ai vue. Je m’en accommoderais volontiers, madame ; mais ces licences qu’il prend, qui divertissent les uns et qui chagrinent les autres, ce goût qu’il a pour une célébrité facile à obtenir, je n’en voudrais point ; aussi bien n’y a-t-il pas grand mérite à briller de cette façon-là. Mais si vous pouvez lui ôter les mauvaises qualités que je vous dis, sans rien retrancher de sa valeur, et du bruit que vous dites qu’il fait, je lui donne la préférence.

Apparemment que ce que je demandais était impossible, et que l’esprit en question ne pouvait se soutenir que par ses défauts, et qu’appuyé de la malice des hommes, car on ne me répondit rien, toutes mes fées disparurent comme avait fait la première ; et je me retrouvai dans ma chambre, où je me réveillai.

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