Philippe Aubert de Gaspé (père)

Les Anciens Canadiens

Québec   1863

Genre de texte
roman

Contexte
Ce récit de rêve est divisé en deux parties. La première partie se situe à la fin du chapitre trois; la deuxième, au milieu du chapitre quatre.
José fait le récit des aventures de son père. Ce dernier, après avoir passé la soirée avec ses amis, à Pointe-Lévis, doit rentrer chez lui. Ses compagnons l’avertissent du danger de passer seul, la nuit, devant la cage de fer de La Corriveau, mais François s’obstine. Au moment où il passe devant la cage, il entend des bruits, boit un peu d’alcool et prie pour le repos de l’âme de La Corriveau. D’après Jules d’Haberville, vers minuit, François, complètement épuisé, se serait endormi et aurait rêvé à de bizarres aventures.

Notes
(1) José : employé de la ferme de la famille aristocrate des d’Haberville et fils de François. Il raconte les aventures de son père.

(2) Ile d’Orléans : île du Québec, située au milieu du Saint-Laurent, en aval de la ville de Québec.

(3) Marie-Josephte Corriveau aurait vécu à St-Vallier, au Québec. Connue sous le nom de La Corriveau, la « sorcière » aurait tué sept ou huit de ses maris avant d’être reconnue coupable, pendue puis exposée dans une cage de fer jusqu’à la décomposition de sa chair.

(4) Judas Iscariote : apôtre de Jésus qui trahit ce dernier pour trente deniers et, pris de remords, finit par se pendre.

(5) Le Saint-Laurent : fleuve d’Amérique du Nord, émissaire du lac Ontario qui se jette dans l’Atlantique.

(6) Le Saguenay : rivière du Québec affluent du Saint-Laurent.

Texte témoin
Les Anciens Canadiens. Introduction de Maurice Lemire, texte intégral conforme à l’édition de 1864, Québec, Bibliothèque québécoise, 1988, p. 54-57, 63-68, 112-113.

Édition originale
Les Anciens Canadiens, Québec, Desbarats et Derbishire, 1863.




Vision de François Dubé

Les sorciers et la Corriveau

Comme mon défunt père (1) allait se fourrer sous son cabrouette pour se mettre à l’abri de la rosée, il lui prit fantaisie de s’informer de l’heure. Il regarde donc les trois Rois au sud, le Chariot au nord, et il en conclut qu’il était minuit. C’est l’heure, qu’il se dit, que tout honnête homme doit être couché.

Il lui sembla cependant tout à coup que l’île d’Orléans (2) était tout en feu. Il saute un fossé, s’accote sur une clôture, ouvre de grands yeux, regarde, regarde... Il vit à la fin que des flammes dansaient le long de la grève, comme si tous les fi-follets du Canada, les damnés, s’y fussent donné rendez-vous pour tenir leur sabbat. À force de regarder, ses yeux, qui étaient pas mal troublés, s’éclaircirent, et il vit un drôle de spectacle : c’était comme des manières (espèces) d’hommes, une curieuse engeance tout de même. Ça avait bin une tête grosse comme un demi-minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long, puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armés de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars (garçons) avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinoféroce d’un bon pied de long comme on en voit, monsieur Arché, dans votre beau livre d’images de l’histoire surnaturelle. Le nez ne vaut guère la peine qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sous votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos, et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques.

Ce qu’il y avait de drôle, c’est qu’ils n’avaient que trois yeux par couple de fantômes. Ceux qui n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile; ceux donc qui n’avaient qu’un seul oeil, tenaient par la griffe deux acolytes qui avaient bien, eux, les damnés, tous leurs yeux. De tous ces yeux sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour. Ces derniers semblaient avoir de grands égards pour leurs voisins, qui étaient, comme qui dirait, borgnes; il les saluaient, s’en rapprochaient, se trémoussaient les bras et les jambes, comme des chrétiens qui font le carré d’un menuette (menuet).

Les yeux de mon défunt père lui en sortaient de la tête. Ce fut bin pire quand ils commencèrent à sauter, à danser, sans pourtant changer de place, et à entonner, d’une voix enrouée comme des bœufs qu’on étrangle, la chanson suivante:

Allons’gai, compèr’lutin!
Allons, gai, mon cher voisin!
Allons, gai, compèr’qui fouille,
Compèr’crétin la grenouille!
Des chrétiens, des chrétiens,
J’en fr’ons un bon festin.

— Ah! les misérables carnibales (cannibales), dit mon défunt père, voyez si un honnête homme peut être un moment sûr de son bien. Non content de m’avoir volé ma plus belle chanson que je réservais toujours pour la dernière dans les noces et les festins, voyez comme ils me l’ont étriquée! c’est à ne plus s’y reconnaître. Au lieu de bon vin, ce sont des chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes!

Et puis après, les sorciers continuèrent leur chanson infernale, en regardant mon défunt père et en le couchant en joue avec leurs grandes dents de rhinoféroce.

Ah! viens donc, compèr’François,
Ah! viens donc, tendre porquet!
Dépêch’-toi, compèr’l’andouille,
compère boudin, la citrouille;
Du Français, du Français,
J’en fr’ons un bon saloi (saloir)

— Tout ce que je peux vous dire pour le moment, mes mignons, leur cria mon défunt père, c’est que si vous ne mangez jamais d’autre lard que celui que je vous porterai, vous n’aurez pas besoin de dégraisser votre soupe.

Les sorciers paraissaient cependant attendre quelque chose, car ils tournaient souvent la tête en arrière; mon défunt père regarde itou (aussi). Qu’est-ce qu’il aperçoit sur le coteau? un grand diable bâti comme les autres, mais aussi long que le clocher de Saint-Michel, que nous avons passé tout à l’heure. Au lieu d’un bonnet pointu, il portait un chapeau à trois cornes, surmonté d’une épinette en guise de plumet. Il n’avait bin qu’un œil, le gredin qu’il était; mais ça en valait une douzaine : c’était, sans doute, le tambour major du régiment, car il tenait, d’une main, une marmite deux fois aussi grosse que nos chaudrons à sucre, qui tiennent vingt gallons; et, de l’autre, un battant de cloche qu’il avait volé, je crois, le chien d’hérétique, à quelque église avant la cérémonie du baptême. Il frappe un coup sur la marmite, et tous ces insécrables (exécrables) se mettent à rire, à sauter, à se trémousser, en branlant la tête du côté de mon défunt père, comme s’ils l’invitaient à venir se divertir avec eux.

— Vous attendrez longtemps, mes brebis, pensait à part lui mon défunt père, dont les dents claquaient dans la bouche comme un homme qui a les fièvres tremblantes, vous attendrez longtemps, mes doux agneaux; il y a de la presse de quitter la terre du bon Dieu pour celle des sorciers!

Tout à coup le diable géant entonne une ronde infernale, en s’accompagnant sur la marmite, qu’il frappait à coups pressés et redoublés, et tous les diables partent comme des éclairs; si bien qu’ils ne mettaient pas une minute à faire le tour de l’île. Mon pauvre défunt père était si embêté de tout ce vacarme, qu’il ne put retenir que trois couplets de cette belle danse ronde; et les voici:

C’est notre terre d’Orléans (bis)
Qu’est le pays des beaux enfants,
Toure-loure;
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.
Venez tous en survenants (bis)
Sorciers, lézards, crapauds, serpents,
Toure-loure;
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.
Venez tous en survenants (bis),
Impies, athées et mécréants,
Toure-loure;
Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.

Les sueurs abîmaient mon défunt père; il n’était pas pourtant au plus creux de ses traverses. [ p. 57]

[ p. 63] — Si donc, dit José, que le défunt père, tout brave qu’il était, avait une si fichue peur, que l’eau lui dégouttait par le bout du nez, gros comme une paille d’avoine. Il était là, le cher homme, les yeux plus grands que la tête, sans oser bouger. Il lui sembla bien qu’il entendait derrière lui le tic tac qu’il avait déjà entendu plusieurs fois pendant sa route; mais il avait trop de besogne par devant, sans s’occuper de ce qui se passait derrière lui. Tout à coup, au moment où il s’y attendait le moins, il sent deux grandes mains sèches, comme des griffes d’ours, qui lui serrent les épaules : il se retourne tout effarouché, et se trouve face à face avec la Corriveau (3), qui se grapignait amont lui. Elle avait passé les mains à travers les barreaux de sa cage de fer, et s’efforçait de lui grimper sur le dos; mais la cage était pesante, et, à chaque élan qu’elle prenait, elle retombait à terre avec un bruit rauque, sans lâcher pourtant les épaules de mon pauvre défunt père, qui pliait sous le fardeau. S’il ne s’était pas tenu solidement avec ses deux mains à la clôture, il aurait écrasé sous la charge. Mon pauvre défunt père était si saisi d’horreur, qu’on aurait entendu l’eau qui lui coulait de la tête tomber sur la clôture, comme des grains de gros plomb à canard.

— Mon cher François, dit la Corriveau, fais-moi le plaisir de me mener danser avec mes amis de l’île d’Orléans.

— Ah! satanée bigre de chienne! cria mon défunt père (c’était le seul jurement dont il usait, le saint homme, et encore dans les grandes traverses). [ ...]

Satanée bigre de chienne, lui dit mon défunt père, est-ce pour me remercier de mon dépréfundi et de mes autres bonnes prières que tu veux me mener au sabbat? Je pensais bien que tu en avais, au petit moins, pour trois ou quatre mille ans dans le purgatoire pour tes fredaines. Tu n’avais tué que deux maris : c’était une misère! aussi ça me faisait encore de la peine, à moi qui ai toujours eu le cœur tendre pour la créature, et je me suis dit : Il faut lui donner un coup d’épaule; et c’est là ton remerciement, que tu veux monter sur les miennes pour me traîner en enfer comme un hérétique!

— Mon cher François, dit la Corriveau, mène-moi danser avec mes bons amis; et elle cognait sa tête sur celle de mon défunt père, que le crâne lui résonnait comme une vessie sèche pleine de cailloux.

— Tu peux être sûre, dit mon défunt père, satanée bigre de fille de Judas l’Escariot (4), que je vais te servir de bête de somme pour te mener danser au sabbat avec tes jolis mignons d’amis!

— Mon cher François, répondit la sorcière, il m’est impossible de passer le Saint-Laurent (5), qui est un fleuve bénit, sans le secours d’un chrétien.

— Passe comme tu pourras, satanée pendue, que lui dit mon défunt père; passe comme tu pourras : chacun son affaire. Oh! oui! compte que je t’y mènerai danser avec tes chers amis, mais ça sera à poste de chien comme tu es venue, je sais comment, en traînant ta belle cage qui aura déraciné toutes les pierres et tous les cailloux du chemin du roi que ça sera un escandale, quand le grand voyer passera ces jours ici, de voir un chemin dans un état si piteux! Et puis, ça sera le pauvre habitant qui pâtira, lui, pour tes fredaines, en payant l’amende pour n’avoir pas entretenu son chemin d’une manière convenable!

Le tambour-major cesse enfin tout à coup de battre la mesure sur sa grosse marmite. Tous les sorciers s’arrêtent et poussent trois cris, trois hurlements, comme font les sauvages quand ils ont chanté et dansé «la guerre», cette danse et cette chanson par lesquelles ils préludent toujours à une expédition guerrière. L’île en est ébranlée jusque dans ses fondements. Les loups, les ours, toutes les bêtes féroces, les sorciers des montagnes du nord s’en saisissent, et les échos les répètent jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans les forêts qui bordent la rivière Saguenay (6).

Mon pauvre défunt père crut que c’était, pour le petit moins, la fin du monde et le jugement dernier.

Le géant au plumet d’épinette frappe trois coups; et le plus grand silence succède à ce vacarme infernal. Il élève le bras du côté de mon défunt père, et lui crie d’une voix de tonnerre : Veux-tu bien te dépêcher, chien de paresseux, veux-tu bien te dépêcher, chien de chrétien, de traverser notre amie? Nous n’avons plus que quatorze mille quatre cents rondes à faire autour de l’île avant le chant du coq : veux-tu lui faire perdre le plus beau du divertissement?

— Vas t’en à tous les diables d’où tu sors, toi et les tiens, lui cria mon défunt père, perdant enfin toute patience.

— Allons, mon cher François, dit la Corriveau, un peu de complaisance! tu fais l’enfant pour une bagatelle; tu vois pourtant que le temps presse : voyons, mon fils, un petit coup de collier.

— Non, non, fille de Satan! dit mon défunt père. Je voudrais bien que tu l’eusses encore le beau collier que le bourreau t’a passé autour du cou, il y a deux ans : tu n’aurais pas le sifflet si affilé.

Pendant ce dialogue, les sorciers de l’île reprenaient leur refrain :

Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.

— Mon cher François, dit la sorcière, si tu refuses de m’y mener en chair et en os, je vais t’étrangler; je monterai sur ton âme et je me rendrai au sabbat. Ce disant, elle le saisit à la gorge et l’étrangla.

— Comment, dirent les jeunes gens, elle étrangla votre pauvre défunt père?

— Quand je dis étranglé, il n’en valait guère mieux, le cher homme, reprit José, car il perdit tout à fait connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, il entendit un petit oiseau qui criait: qué-tu?

— Ah çà! dit mon défunt père, je ne suis donc point en enfer, puisque j’entends les oiseaux du bon Dieu! Il risque un œil, puis un autre, et voit qu’il fait grand jour; le soleil lui reluisait sur le visage.

Le petit oiseau, perché sur une branche voisine, criait toujours : qué-tu?

— Mon cher petit enfant, dit mon défunt père, il m’est malaisé de répondre à ta question, car je ne sais trop qui je suis ce matin : hier encore je me croyais un brave et honnête homme craignant Dieu; mais j’ai eu tant de traverses cette nuit, que je ne saurais assurer si c’est bien moi, François Dubé, qui suis ici présent en corps et en âme. Et puis il se mit à chanter, le cher homme :

Dansons à l’entour,
Toure-loure;
Dansons à l’entour.

Il était encore à moitié ensorcelé. Si bien toujours, qu’à la fin il s’aperçut qu’il était couché de tout son long dans un fossé où il y avait heureusement plus de vase que d’eau, car sans cela mon pauvre défunt père, qui est mort comme un saint, entouré de tous ses parents et amis, et muni de tous les sacrements de l’Église, sans en manquer un, aurait trépassé sans confession, comme un orignal au fond des bois, sauf le respect que je lui dois et à vous, les jeunes messieurs. Quand il se fut déhâlé du fossé où il était serré comme dans une étoc (étau), le premier objet qu’il vit fut son flacon sur la levée du fossé; ça lui ranima un peu le courage. Il étendit la main pour prendre un coup; mais, bernique! Il était vide! la sorcière avait tout bu. (p. 68) [ ...]

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[ p. 112] Pour revenir aux traverses de son défunt père, dit Jules, je crois que le vieil ivrogne, après avoir bravé la Corriveau (chose que les habitants considèrent toujours comme dangereuse, les morts se vengeant tôt ou tard de cet affront), se sera endormi le long du chemin vis-à-vis l’île d’Orléans, où les habitants qui voyagent de nuit voient toujours des sorciers; je crois, dis-je, qu’il aura eu un terrible cauchemar pendant lequel il était assailli d’un côté par les farfadets de l’île, et de l’autre par la Corriveau avec sa cage. José, avec son imagination très vive, aura fait le reste, car tu vois qu’il met tout à profit: les belles images de ton histoire surnaturelle, et les cyriclopes du Vigile de mon oncle le chevalier, dont son cher défunt père n’a jamais entendu parler. (p. 113)

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