Marivaux

Le Télémaque travesti

France   1736

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rêve se situe au début du troisième livre du roman qui en compte 16.

Le jeune Timante Brideron vit avec sa mère et son oncle Phocion depuis le départ de son père il y a des années. Telle une Pénélope, la mère reste fidèle à son mari et repousse les avances des hommes de son entourage, malgré qu’elle soit sans nouvelles de Brideron. Un jour, Timante décide de partir à la recherche de son père en compagnie de son oncle, comme l’a fait Télémaque. Après une série d’aventures, les deux hommes se retrouvent chez Mélicerte, une ancienne amante de Brideron père. Timante lui fait le récit de ses aventures; il lui raconte entre autres avoir un jour rencontré une grande charrette remplie d’hommes et de femmes qui l’ont invité à monter et à voyager avec eux. Se croyant sur le vaisseau des Chypriens sur lequel se trouva Télémaque en sortant du Tyr, Timante s’endort et fait ce rêve avant que la charrette se renverse.

Notes
Gorgerette:Vieilli. Pièce de vêtement féminin couvrant une partie de la poitrine (Trésor de la langue française informatisé

Texte témoin
Éd. par Frédéric Deloffre, Genève et Lille, Librairie Droz et Librairie Giard, 1956, p. 118-120.




Parodie de rêve

Situations burlesques

Je causai quelques tems avec ces hommes et ces femmes, et m’endormis tout en parlant. Admirez cela, Madame ! Il falloit bien que je m’endormis, car dans ce tems-là Télemaque dormit aussi. Mais voilà bien davantage ! Il rêva qu’il voyoit Venus et Cupidon : Eh bien, je rêvai ce que vous allez entendre : Je vis donc une jeune fille, dont le cotillon étoit court ; elle n’avoit que des sabots, mais ils étoient tous neufs ; elle avoit une gorgerette* charmante ; elle tenoit une Houlette à la main, c’étoit comme une Bergere : Elle m’en donna un coup sur l’épaule, et me dit : Beau Garçon, que vous allez vous divertir si vous voulez ! Me trouvez-vous à votre gré ? Regardez-moi tout à vôtre aise. Voilà ce qu’il vous faut ; et non pas un Voyage de malheureux, dans lequel vous n’userez que vos souliers, en ne buvant le plus souvent que de l’eau : Tenez, voici une Bouteille pleine de Vin ; avalez-moi cela pour vous réjoüir le coeur, et songez à m’aimer : Elle me caressoit après, pendant que je me préparois à vuider la Bouteille ; j’avois déja le goulot dans la bouche, quand une grosse femme parut tout d’un coup, et m’arracha la Bouteille qu’elle jetta à terre. Cette Créature n’étoit pas belle et mignone comme l’autre ; elle avoit même un peu de barbe au menton ; mais elle avait l’air mâle et grand ; les pieds larges et les mains à l’avenant ; les traits grossiers : deux bons gros yeux qui lui sortoient de la tête, et une belle et large bouche. Tétu-bleu, qu’elle eut bien été la femme d’un soldat aux Gardes.

Hors l’ici [sic], dit-elle à la Bergere, avec ta Bouteille ; tu veux griser ce pauvre innocent pour le rendre Libertin ? Le vin et les femmes, voilà de quoi l’accommoder de toutes pièces. Rétirez-vous, petite Carogne, ne le mettez point à mal, je veux qu’il soit sage ; et si vous raisonnez, je vous enfoncerai ma Pantoufle dans les fesses. La Bergere en pleurant se sauva. Je la regardai ; mais en tournant la tête, je ne vis plus ma grosse Protectrice ; c’était aparemment le Diable qui avoit pris la figure de Bergere, et qui, sachant que j’aimois le Vin, l’ajoutoit encore à la tentation de la chair.

Voici donc, que ne voyant plus rien autour de moi, je me trouvai tout d’un coup dans une Cave pleine d’hommes et de femmes qui faisoient l’amour. Là Phocion se presente à mes yeux, qui me prenant rudement par la manche : sortez, misérable ; sortez d’ici, me dit-il, et de ce Canton. Ah ! verrois-je Brideron devenir un Belître d’Yvrogne et d’Amoureux, comme tous ceux qui sont ici ? Têtiguenne, lui dis-je, attendez donc, vous avez la main rudaniere ; venez-ça que je vous embrasse. Je voulus alors me jetter à son col ; mais zest, il m’échapoit comme de l’eau dans les doigts. Que diantre, disois-je alors, m’allongeant toujours et les bras et la tête, je ne puis rien tenir. Est-ce que ma main est percée ? Ma foi, je m’éveillai en tâtonnant toujours et dans le tems que toute nôtre Bande crevoit de rire, de me voir manier l’air de cette maniere.

Oh que je fus aise quand le sommeil m’eut quitté ! Télemaque, disois-je en moi-même, ce n’est pas pour vous seul que le four a chauffé. Cependant ma joie fut un peu modérée ; car me ressouvenant que je n’avois pû attraper Phocion, je le crus trépassé ; et je pensai que son ame charitable faisoit encore un tour sur terre, pour m’avertir que j’étois, ou que j’allois être dans le bourbier.

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