Marivaux

Le Télémaque travesti

France   1736

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rêve se situe au début du treizième livre du roman qui en compte 16.

Le jeune Timante Brideron vit avec sa mère et son oncle Phocion depuis le départ de son père il y a des années. Telle une Pénélope, la mère reste fidèle à son mari et repousse les avances des hommes de son entourage, malgré qu’elle soit sans nouvelles de Brideron. Un jour, Timante décide de partir à la recherche de son père en compagnie de son oncle, comme l’a fait Télémaque. Il vit une série d’aventures semblables à celles qu’a vécues le héros grec. Ici est repris l’épisode de la descente aux Enfers.

Notes
Cuvage: vx. Ensemble des cuves d’un domaine; local où elles sont installées (TLFi, 2002).

Saint-crepin Saint-crépin ou crépins. Outils et fournitures (à l’exception du cuir) du cordonnier (TLFi, 2002).

Gratte-cul Loc. proverbiale. Il n’est si belle rose qui ne devienne gratte-cul. Il n’est si belle femme qui ne devienne laide en vieillissant. (Le gratte-cul est le fruit de l’églantier, petite baie oblongue d’un rouge vif qui contient une bourre piquante.) (TLFi, 2002).

Brocards. Gén. au plur. Railleries écrites ou orales souvent mordantes (TLFi, 2002).

Poix: La poix résine est obtenue en émulsionnant le résidu de la distillation de la térébenthine avec de l’eau (TLFi, 2002).

Sous-ferme. Vx. Convention par laquelle une ferme est sous-affermée, c’est-à-dire donnée à ferme (par une convention par laquelle le propriétaire d’un droit en abandonne la jouissance à un tiers, pour un temps et un prix fixés) après avoir été prise à ferme (TLFi, 2002).

Maltotiers. Vx et péj. Agent chargé du recouvrement de la maltôte, plus généralement de l’impôt (TLFi, 2002).

Chanter pouilles. Reproches mêlés d’injures (TLFi, 2002).

Verre. Le verre de fougère est un verre commun obtenu à partir de sable blanc et de sel de cendres de fougères. Si Brideron note ce détail, c’est que même ce genre de verre lui paraît un signe de confort. Non seulement le verre à vitre était rare à la campagne, mais même dans une ville comme Limoges, la plupart des maisons n’avaient en 1759 aux fenêtres que des panneaux de verre enfumé, montés en plomb, si bien qu’il n’était pas possible de « voir au travers » (note de F. Deloffre, p. 321).

Drogues. Chose de mauvaise qualité, de peu de valeur (TLFi, 2002).

Texte original

Texte témoin
Éd. par Frédéric Deloffre, Genève et Lille, Librairie Droz et Librairie Giard, 1956, p. 311-326.




Parodie de rêve

Descente aux Enfers

Brideron ayant fait tous ses efforts pour mettre la discipline dans la Troupe, ne songea plus qu’à exécuter un dessein qu’il avait conçu, et qu’il cacha à tous ses Camarades; c’était de faire un petit voyage dans l’autre Monde, ou pour mieux dire, dans les Enfers ou Champs-Elysées.

Télémaque en avait fait autant, et c’était là une de ses plus célèbres aventures; Brideron eût préféré de perdre ses oreilles, à la privation du plaisir de faire un pareil Voyage; des songes qui représentaient Ulysse à Télémaque, avaient engagé ce prince à cette entreprise, Brideron rêvait assez souvent aussi à son Père, tantôt il croyait le voir, un bâton poudreux à la main, demandant l’aumône, en présentant un crasseux cul de chapeau; tantôt il le voyait au cabaret vidant chopine, en mangeant un morceau de viande froide.

En s’éveillant, Brideron s’attristait de ces songes; souvent il le croyait aussi étendu tout de son long dans une Bière.

Il voulut là-dessus fixer son inquiétude, en sachant de ses propres yeux, si son Père n’était point mort. [...].

Il fit bien de dormir, car sans cela, il courait un grand risque de ne voir jamais les Enfers de son vivant.

Le voilà donc étendu, et ronflant auprès de l’arbre; là son imagination échauffée de tous les objets que Télémaque avait, ou vus, ou rencontrés, en descendant dans l’empire de Pluton, il rêva qu’il voyait un Gouffre, d’où sortaient de petites étincelles de feu; voilà du moins comme il a raconté la chose à son Oncle Phocion, qui ne manqua pas à son retour chez Omenée, de lui demander s’il avait fait le Voyage. Faisons-le parler lui-même comme s’il s’entretenait avec cet Oncle.

Or ça, j’entrai donc dans ce Gouffre; le feu me fit peur, car je n’aime pas à me brûler, quoiqu’il y ait de bon Onguent pour la brûlure. J’étais avec deux Paysans qui m’avaient accompagné jusques-là; les Poltrons n’osèrent pas me suivre: Je me présentai à la gueule du Gouffre; et tout d’un coup, au lieu de feu, un petit vent mignon comme celui d’un Éventail, me vint souffler dans les oreilles; j’entrai aussi hardiment que si j’avais marché dans notre Parc: J’avais mon Épée au poing tout comme Télémaque; il y faisait clair comme dans notre Cuvage*, et par ma foi, s’il faut vous le dire, mon Oncle, j’aurais souhaité que ce lieu eut été une Cave, j’aurais ma foi tourné le fausset pour boire dans mon Chapeau, car le coeur me manquait comme dans un jour de jeûne.

Cependant, il m’est avis que je vois de bien loin comme une petite Lampe, dont la mèche était comme une épingle; je ne sais combien de petits moucherons voltigeaient autour de ma face, c’était un bruit sourd qu’ils faisaient, bou, bou; je devinai que c’était apparemment des ombres qui ne pèsent pas plus que des mouches; je les chassais avec mon Chapeau et mon Épée, tout doucement, néanmoins, de peur de les blesser; quand j’eus marché un peu en avant, je vis comme un Marais plein de joncs qui portaient le deuil, et l’eau aussi; cette eau ne coulait pas plus vite que marchait mon Grand-père; autour de ce Marais, était une infinité de Sauterelles et de Grenouilles, qui voulaient passer dedans, mais un vilain Batelier avec un grand bâton, les faisait reculer, et ces pauvres animaux manquant d’eau, n’avaient plus la force de sauter.

Comme je voulais traverser ce Marais, je dis à ce Bonhomme, l’Ami, passe-moi je t’en prie, tu vois bien que je ne suis pas une Grenouille. Tu crois donc que ce sont des Grenouilles et Sauterelles que tu vois-là, me dit-il, ce sont des morts, qui en mourant prennent cette figure, pour passer l’eau du Marais; vois-tu bien mon Enfant, il y a des Princes parmi ces petites bêtes-là; mais tout cela devient Grenouilles quand la mort vient, c’est l’ordre, et tu la deviendras quelque jour aussi toi.

Comme il me parlait ainsi, j’aperçus une Sauterelle qui se démenait beaucoup. Que diantre pauvre petite bête, qu’as-tu? serait-ce quelque épine dans le corps? Hélas, non me répondit-elle. Têtigué, je reculai en arrière en l’entendant parler tout comme si je lui avais prêté ma bouche et ma langue: Miracle, m’écriai-je, cette Sauterelle-là est une bonne âme. Bonnes ou mauvaises, me dit le Batelier, tous les défunts pensent et parlent. Interroge-la.

Qui êtes-vous donc, Sauterelle, lui dis-je? Je suis une femme, me répondit-elle; j’avais soixante-dix ans quand je mourus hier: Il y a quatre ans que je m’avisai d’épouser un jeune Gredin de vingt-cinq ans, qui me disait que j’avais les cheveux du plus beau blond du monde; et quand je lui eus donné tout mon Saint-crepin*, et que je l’eus épousé, il m’a planté là pour aller en Espagne, et ne vous déplaise, je mourus hier à l’Hôpital, d’une saignée.

Têtigué, répondis-je, à l’Hôpital? Eh bien, vos Parents vous y sont-ils venus voir? Oh, non, me répondit-elle, ils ont dit qu’ils ne me connaissaient pas.

Parguienne, cela est étrange, lui repartis-je. Eh bien, avez-vous eu de bons quarts d’heures dans la vie?

Non plus que si je n’avais pas vécu une heure, me dit-elle: je me mariai pour la première fois à vingt-deux ans, j’étais fringante, Dieu sait; mais mon homme me laissait aller toute nue, il jouait tout; j’avais des Amants qui me donnaient quelque chose en présent, les uns un Éventail, les autres une Montre; celui-ci un Tablier. Mon Mari me fit enfermer, ne vous déplaise encore, Monsieur le vivant, voyez quel plaisir, on me bailla le fouet pendant six mois; après cela, l’amour lui revint pour moi; il me reprit, et il devint goutteux, asthmatique, hydropique, il fallut donc que je le gardasse, la belle compagnie, je vieillis comme un gratte-cul*; alors j’étais laide et ridée.

Il est vrai qu’il me laissa du bien, on me fit l’amour; je mis du blanc d’Espagne qui rajeunissait mon visage. Mais ne me parlez pas d’être vieille et coquette; on me lardait comme Volaille. Cependant, je m’amourachai de mon dernier Mari, et je lui baillai tout, il n’y eut que moi qu’il ne prit point; il emporta le reste, et je ne l’ai point vu depuis.

Je fus touché de la fâcherie de cette femme, et elle ne dit plus mot. Ce n’était point son tour à passer le Marais, car chaque Grenouille et Sauterelle le traversait l’une après l’autre.

Il y avait auprès d’elle une Grenouille d’Artisane, qui disait avoir été la voisine de celle qui m’avait parlé. Hola donc, vieille Masque, lui disait d’Artisane, tu faisais de moi tant de brocards*, à cause de ce jeune fils Bonnetier que j’aimais; te souviens-tu de toutes les injures que tu me dis une fois, parce que mon Mari étant allé à une Foire, ce jeune homme avait amené souper ses Amis chez moi, qui t’empêchèrent de dormir? Vous êtes une Libertine, me disais-tu alors, et si quelqu’un faisait bien, on en avertirait vôtre Mari? Vois, Salope, si tu avais raison de me quereller, toi qui à soixante-quatre ans t’avises pour contenter ta vieille peau, de la vouloir coudre à un taffetas tout neuf; hou Vilaine, va te cacher. Croassez-lui toutes aux oreilles, dit alors Charron en parlant.

Cependant me voilà au milieu du Marais. Marguienne, disais-je, à ce vieux Batelier, vous devriez bien, pour voir à ramer, attacher à votre Chapeau une bougie: si je laissais tomber ici mon Chapeau, jamais je ne pourrais mettre la main dessus.

Nous arrivâmes enfin à une petite porte basse par où il fallait passer en sortant du Bateau: Marche à présent, me dit mon Batelier, il faut que tu sois né coiffé, pour avoir la permission de porter ici ta figure en vie.

Je ne lui répondis pas beaucoup, car sa figure ne me plaisait point du tout; je marche. Je descendis; un mort me prenait par le nez, l’autre se mettait à califourchon dessus: celui-ci me déboutonnait mon habit, celui-là m’arrêtait par la manche. Chiens étouffés, leur disais-je, eh marguienne, laissez-moi en repos, vous êtes défunts, et vous remuez plus que moi qui ai bras et jambes; j’entendais des chaînes et toutes sortes de fracas derrière moi. Enfin, j’arrivai dans une salle aussi grande qu’un Pré, tendue de noir; les Tables avaient des draps mortuaires. Monsieur Pluton sortait de table apparemment, car je vis de vilains Visages brûlés qui rapportaient les plats sur le Buffet; il avait mangé l’oreille d’une tête de mort cuite au pot, et des petits pieds de trois ou quatre Enfants morts en Nourrice; je vis des côtelettes de quelques Pendus qu’on lui avait servi aussi.

Je n’osai point entrer d’abord, car le maître Sire franchement me fit peur, c’était un vrai Diable; il était assis dans un Fauteuil fait de Carcasses, et commençait à ronfler. Après le repas, il m’aperçut.

Par mon Enfer, s’écria-t-il, je t’attendais; mais je croyais bien que tu m’appartiendrais en me rendant visite, et que tu crèverais de frayeur en chemin faisant; je te connais, tu es le fils du Capitaine Brideron. Ma foi, je ne sais pas s’il est des miens, il sera peut-être passé quand je dormais; ouvrez-lui cette porte, il verra s’il est parmi les mauvais Officiers, Poltrons, jureurs et autres; après quoi il traversera la Prairie où sont les Officiers de bon aloi.

À l’instant la porte dont il parle est ouverte. Je ne touchais pas à terre, il me semblait que j’étais un Cerf-volant. Pluton m’avait empuanti le Cerveau du vent de ses paroles, elles sentaient l’enfermé et la poix résine*. Quand j’eus assez couru la pretentaine, j’arrivai dans un lieu où je vis un beau charivari, c’était une Boucherie; les Diables en étaient les Bouchers, et on y tuait encore les Morts tout comme on tue les Boeufs et les Moutons.

Je vis une femme qui était pendue au Croc, tout entière, par le gosier: cela l’empêchait de parler, on [la] laissait là cette malheureuse sans la dépecer parce qu’elle avait été si babillarde pendant sa vie, que l’on ne pouvait pas la punir plus sévèrement, que de l’empêcher de parler dans l’autre Monde: Elle ouvrait la bouche et sortait la langue, pour essayer quelques paroles; mais quand elle prononçait un mot, le crochet lui entrait encore plus avant et l’arrêtait tout court.

Je vis un homme qu’on coupait en autant de morceaux qu’il avait eu de Maîtresses dans sa vie; on ne lui laissait que les yeux, pour qu’il eut le chagrin de se voir en mille pièces. J’aperçus aussi un Flatteur, qu’on faisait enrager en lui grattant la plante des pieds. Je vis encore un certain Drôle qu’on appelait Ingrat. Un Ami, de son vivant, lui avait fait avoir une Sous-ferme*; cet Ami était devenu pauvre, et notre Sous-fermier avait refusé de lui prêter une cinquantaine de francs dont il avait besoin; cet Ingrat mourut là-dessus, et il était obligé d’écarter une demi-douzaine de Mâtins qui voulaient déchirer un homme qui lui jetait des pierres de toutes ses forces, malgré le service qu’il en recevait. Ah ! Bourreau de celui qui défend ta vie, lui criait l’Ingrat, tu me casses la Tête et j’empêche que tu ne sois mordu ! Tu aurais été mangé de la vermine, lui répondait l’autre, si ton Ami ne t’avait fait Sous-fermier, et tu n’as cependant pas voulu le secourir. J’oubliais de vous dire qu’à la porte de ce bon lieu, il y avait trois Défunts qui avaient été de leur vivant Baillis de Village; ils avaient si bien rendu justice à un chacun, qu’on les avait plantés à cette porte, pour examiner la vie défunte des Trépassés qu’on conduisait au supplice; et ces trois hommes, après avoir vu ce qu’ils méritaient de souffrir, expédiaient un Brevet de Pendu ou d’Ecorché, ou de Brûlé ou de Haché, et autres sortes de supplices, selon que le cas du Mort était vilain.

Ces Défunts mettaient ces Billets dans leur bouche, étaient obligés de les porter aux Diables qui étaient dans ce lieu, qui sur le champ les traitaient selon leur mérite.

On amena un Philosophe aux trois juges, accusé de n’avoir point cru de Dieu; les trois juges l’examinèrent, il leur conta des fariboles, et dit, que s’il avait ici ses Livres, qu’ils verraient bien qu’il avait eu raison de ne rien croire.

Savais-tu que tu viendrais ici, lui répondit un juge nommé Minos?

Non Monsieur, lui repartit le Philosophe.

Oh bien, dit le juge, tu vois bien que nous n’avons que faire de tes Livres pour te prouver que tu étais un sot, car les Auteurs de tes Livres n’en savaient pas plus que toi, ainsi ils ont tort de t’enseigner ce qu’ils ne connaissent pas; je vois au travers de ton coeur, que tu étais glorieux, que tu croyais avoir plus d’esprit que tous les hommes de la terre. Belle Philosophie de cartes, qui induit au mépris de son semblable; housse, tu vas avoir ton paquet: on lui mit après ce mot, son Billet dans les dents. J’eus la curiosité de voir ce qu’il allait devenir; on l’attacha à un pilier, et on lui mit devant les yeux, un grand Miroir, où quand il se regardait, il se voyait petit comme un Ciron, et il reconnaissait par ce Miroir aussi, que c’était-là la véritable figure qu’il avait eue sur la terre; il détournait les yeux pour regarder ailleurs, mais le Miroir le suivait, et toujours le Ciron se présentait à ses regards.

Jarniguienne, je ne saurais vous dire combien, pendant que je fus-là, il arriva de Maltotiers*, de Procureurs et d’Usuriers, c’était une foule terrible. On condamnait les Usuriers à bouillir dans un Chaudron plein de tout l’or et de tout l’argent qu’ils avaient volé; ce Métal était fondu les Maltotiers étaient obligés de manger à chaque repas une portion de bran, et de boire du sang, pour les punir de leur dureté, et de leur délicatesse. Une Furie, car assurément la Diablesse en était une, leur chantait pouilles* en leur entonnant le sang dans le gosier. Ah ! Vauriens que vous êtes, leur disait-elle, vous avez fait de si bons repas, vous avez mangé des Ortolans, Bécassines, Faisans, et autres drogues, que vous assaisonniez de Vin de Champagne, et vous vivez à présent comme vivaient les misérables sur qui vous voliez votre argent. Chacun a son tour; ils font à présent bonne chère.

Hélas, disait l’un, mon Cuisinier, quand je suis mort, m’allait préparer un Ragoût qui revenait à dix Pistoles; une Apoplexie de graisse me prit, crac, me voilà ici sans ragoût.

Jarniguienne, dis-je alors en moi-même, je prendrai bien garde dorénavant à ce que je mangerai, pour du bran, cela est trop puant, je n’en puis vivre; mais de bon fromage, de bon Boeuf, il n’y a point de crime à manger de cela; au lieu de sang, je boirai du bon gros Vin, il n’y aura que le goût de différent, et par ainsi, je ferai bonne chère ici aussi bien que les Gredins, qui vivaient bien là-haut, la font mauvaise.

J’aperçus encore, car j’apercevais tant de choses, que je n’apercevais presque rien; j’aperçus des Rois, qui étaient élevés sur un Trône de fumier; d’autres, sur un Trône de Cartes, et ils avaient en main, au lieu de Sceptres, des Sabots, pour leur marquer, que quoiqu’ils eussent été élevés au dessus des autres hommes, ils auraient dû cependant ménager les gens qui portaient des Sabots, je veux dire les petites gens; les écouter, leur faire du bien, et reconnaître qu’un Roi et qu’un Sabotier, n’ont de différence que la place qu’occupe ici bas leur corps.

Je passai de ce lieu dans un autre, où j’arrivai enfin dans le Manoir des mauvais Officiers. On en voyait, qui, ayant été poltrons à la Bataille, et fanfarons au Camp, reculaient jusqu’à perdre haleine, pour fuir une demi-douzaine de Diables qui les poursuivaient le Pistolet et le Pied dans les reins; c’était-là leur supplice. Prends garde, s’écriaient-ils, je suis mort; ce beau train durait toujours, et ils n’avaient pas le temps de respirer un seul moment.

On en voyait aussi, qui, ayant toujours juré et renié, étaient écrasés par des Meules de Moulins, et sous des Pressoirs, qui leur faisait rendre par la bouche, tout ce qu’ils avaient dans le corps.

Une infinité d’autres supplices m’aveuglaient. Je cherchais partout mon Père, car le bon homme, comme vous savez, mon Oncle, est un peu jureur, et il pouvait bien, s’il eut été mort, avoir sa part des Pressoirs et des Meules de Moulins sur le corps. Je le demandais à tous ces Patients: N’avez-vous pas parmi vous un nommé Brideron Officier, leur disais-je; personne ne le connaissait; il n’est pas encore venu, apparemment, me répondaient-ils, et nous ne lui conseillons pas de venir, car il y fait chaud comme dans une Étuve.

Ma foi, je sortis donc de ces vilains lieux, et il me sembla qu’on me rafraîchissait le coeur avec de l’eau-de-vie. Je fais bien, disais-je en moi-même, de vivre comme Télémaque, car de pareilles manières ne m’accommoderaient pas, si j’avais à les souffrir quand je serais mort, et je me casserais plutôt la tête contre la muraille; en tout cas, avant de mourir, je mettrai dans ma main une prise d’Arsenic, afin que s’il prenait fantaisie aux Baillis de me maltraiter, je puisse m’expédier sur le Champ.

Quand je fus éloigné de ces Boucheries, Cachots et autres bons Endroits, je me trouvai dans un petit chemin bordé de deux haies d’aubépines; il y avait de petits Rossignols qui chantaient, il n’y avait point de joueurs d’Orgues qui fissent tant de plaisir; mais quel prodige, mon Oncle ! ces Petits Rossignols se changeaient tout d’un coup en hommes, et devenaient après Chardonnerets, Moineaux-francs, enfin tout ce qu’ils voulaient; je vis des Pigeons perchés sur des arbres, qui couraient après des Tourterelles.

Oh, oh, m’écriai-je, voici bien une autre histoire; vous autres Pigeons et Oiseaux si gentils, leur dis-je, n’avez-vous point un Camarade parmi vous qui s’appelle Brideron? Ils me répondirent en Musique, que j’allasse plus loin, que peut-être je trouverais ce que je cherchais. J’obéis, je trottai encore trente ou quarante enjambées sur le plus beau gazon du monde.

Je voyais des hommes sur le chemin qui dormaient étendus sur l’herbe, et avaient à côté d’eux une Pipe, un Gobelet de Cristal, et une Bouteille pleine d’Eau de Noyaux; je le sais, car j’eus la curiosité d’en goûter pendant qu’il sommeillaient; la peste que cela est bon, cela me guérit tout d’un coup de la Colique qui commençait à me prendre. Quand je fus donc un peu plus loin, je vis des Champs qui se labouraient d’eux-mêmes, et se semaient aussi; la terre se remuait, se renfonçait, et le grain tombait à mesure. Ah, mon Oncle, si j’avais chez moi de pareilles terres, que de gourmands de Valets dehors et cassés aux gages ! Ce qu’il y avait de plus beau, c’est que le blé poussait tout d’un coup, je le voyais croître et jaunir. A côté, il y avait de petites Maisonnettes et Cabanes faites de Verre de fougère*, de sorte qu’on y voyait au travers.

Dans chaque Maisonnette, je voyais une demi-douzaine de bons Vivants qui mangeaient de la Crème fouettée, et buvaient du Vin d’une Fontaine qui ne tarissait pas; leurs trognes étaient enluminées, sans boutons.

Plus loin dans une autre Cabane, étaient des Femmes, qui ne voulaient point ouvrir à des Hommes qui les en priaient; elles riaient comme des folles; mais les Amans escaladaient la fenêtre comme des Écureuils; les autres montaient sur les toits, et passaient au travers des lucarnes; apparemment, disais-je, qu’il n’y a point de Commissaire en ce Pays, et qu’on y a liberté de conscience.

Plus loin encore, j’aperçus un Ecriteau sur une grand Maison, où il y avait écrit: Retraite des Officiers honnêtes Gens, après leur mort:

Oh, m’écriai-je, je soutiens que mon Père Officier, était un honnête homme, et qu’il doit être ici.

J’y entrai sans façon: nombre d’Estropiés, de Manchots, venaient badiner autour de moi avec leurs Béquilles, et leurs bras de moins; ils se culbutaient les uns les autres. Ce que je remarquai dans cette Maison, c’est qu’il y sentait un peu le Tabac; les uns râpaient, les autres fumaient.

Parbleu, Messieurs, m’écriai-je, dites-moi si Brideron mon Père loge ici, ou bien apprenez-moi son Auberge; aurait-il à lui seul une Cabane, ou bien fait-il ménage avec vous autres? Les Benêts, là-dessus me riaient au nez, en me disant, est-ce que tu viens le prendre pour aller à quelque Siège? Va, mon Enfant, que les Villes se prennent ou se gardent, ce n’est plus notre affaire; cependant dis-nous des nouvelles de l’autre Monde? Jarniguienne, leur dis-je, je pense que vous y êtes. Nous sommes dans celui-ci, me répondirent-ils. Bref, enfin, je ne pus jamais leur faire comprendre qu’ils étaient dans l’autre Monde, et je ne m’en étonnai pas, puisqu’ils avaient rendu l’esprit.

Pendant qu’ils me parlaient, il vint un Boiteux, qui me dit, tu cherches Brideron; n’était-il pas Menuisier? Par ma foi, lui dis-je, si j’en avais le Rabot, je m’en servirais pour t’en raboter le nez. Mon Père, un Menuisier, lui qui a un Château? Oh bien; ne te fâche pas mon Fils, me dit-il, je t’assure que dans ce Bois que tu vois d’ici, il y a un Menuisier qui s’appelait Brideron, et qui était de... mais il y a plus de cent ans qu’il est mort. Ah, repris-je, je ne suis pas après tout cela de la Côte de Saint-Louis, et je m’en vais voir s’il n’est point de mes parents.

Je me transportai dans ce Bois; c’était tous Menuisiers ou Charpentiers. Bonjour, me dit un Vieillard qui tournait une Tabatière, sois le bienvenu; je suis Brideron ton Bisaïeul. Vous mon Bisaïeul, lui répondis-je? Oui, mon Fils, voyez donc, en êtes-vous fâché, mon Mignon, c’est moi qui ai gagné tout le bien de la Famille: Tiens je te fais présent de cette Tabatière et de cette Fourchette de bois; elles sont d’un bois qui ne pourrit jamais: Tu cherches ton Père Brideron dans le Quartier des Officiers? N’est-ce pas; mais il est encore aussi vivant qu’une Anguille dans l’eau: et je te prédis que tu mourras de vieillesse toi car Pluton m’a fait présent de l’Esprit de prophétie, pour lui avoir travaillé une belle Armoire. Prends bien garde à vivre honnêtement; la vie est si courte, mon Fils, qu’on n’a pas plutôt vu le jour, qu’il faut fermer les yeux, ainsi, conduis-toi bien: Vous autres jeunes Gens, vous vous sentez du sang dans les veines. Têtigué vous courez comme des Brouettes; une Roue se rompt, et voilà la Brouette arrêtée. Tu me vois dans ces lieux, pour avoir fait mon métier loyalement; je gagnais ma vie d’abord à faire des Coffres, après cela je fis des Portes, des Bois de Lit et de toutes sortes de drogues*, l’argent venait, je pris un Garçon; l’argent venait davantage; j’en pris deux; dans la Province, il n’y avait pas une Cheville qui ne fût de ma main; dame, je gagnais plus que dix Décrotteurs à la Royale. On pendit un de mes Confrères, j’achetai son bien; enfin, je me vis riche, et je mourus en paix dans de beaux draps bien blancs, avec un pot de gelée qui était sur ma table; prends garde à la fièvre, toute la famille en mourut.

Pendant qu’il me parlait ainsi, je jetais les yeux de tous les côtés, et je vis un Pavillon de plus de mille aulnes, qui couvrait tout un Canton. Qu’est-ce que c’est que cela, dis-je à mon Bisaïeul? C’est le Trône des Rois, me dit-il. Et le petit Verger semé de Violettes, où tant d’hommes sautent, qui est-ce qui y loge? Mon Ami, me répondit-il, ce sont de bons juges. Vois-tu bien un peu à côté, un homme qui est dans ce Bocage? C’est celui dont le Secrétaire t’envoya aux Fossés. Tu remarques, mon Enfant, qu’il rêve un peu, c’est qu’il est fâché de s’être laissé tromper par ce malheureux; cela l’inquiète encore un peu, il n’aime pas tant à se réjouir que les autres; ne l’approche pas mon Fils, car c’est toi qui es la cause de son petit souci.

Le pauvre homme, répondis-je, Dieu veuille avoir son Âme. Outre cela, reprit mon Bisaïeul, il a trop aimé le Vin de Champagne, et au lieu de Liqueurs que nous buvons tous, il ne boit qu’un peu de Limonade pour se rafraîchir.

Vois-tu aussi un peu loin de lui, un vieux Bonhomme qui se gratte la tête, et qui regarde un Portrait qu’il tient entre les mains? Il épousa un Tendron de dix huit ans, étant âgé, et mourut la première nuit de ses Noces. Cette folie lui a fait tort ici; il est heureux, mais pas beaucoup, car tu vois qu’on lui a donné le Portrait de sa petite Coquette, après laquelle il soupire quelquefois encore.

A côté de lui, c’est un jaloux, qui chagrinait si fort sa femme par sa défiance, qu’elle creva de dépit, mon Fils; et pour sa peine, il est encore jaloux dans ce lieu-ci; tu vois comme il songe creux, c’est qu’il s’inquiète des douceurs que la défunte a dites à ses Galants. Vois-tu cet homme qui est un peu plus bas? C’est celui qui a inventé la Poudre: Il donna son secret à ses Enfants en mourant; d’abord ils se contentèrent de faire des fusées volantes et pétards, cela surprit; on sut les gagner, et on découvrit enfin tout leur secret.

Leur pauvre père ne mourut pourtant point de sa maladie, il vécut encore six mois, après lesquels il étouffa d’un débordement de bile qui lui prit, voyant qu’on avait fait des Fusils, des Pistolets, et qu’on tuait un homme de cent pas par le moyen de sa Poudre; tous les jours il n’entendait parler que de Plomb tiré dans les fesses de quelqu’un. Oh mon Dieu, s’écria-t-il, en rendant l’âme, pardonnez-moi toutes les fesses écorchées, toutes les cuisses démantibulées par mon moyen.

Or, ce Bonhomme est encore un peu contristé de tout cela; tu vois, mon fils, une petite larme qui est sur sa joue, cette larme lui tombe tout les vingt-quatre heures, et elle se forme pendant deux heures de temps, cela trouble un peu son bonheur; mais enfin, vaille que vaille, il vaut encore mieux pour lui d’être de cette manière, que s’il était haché menu comme tant d’autres.

A cet Inventeur de Poudre, Brideron s’éveilla par un coup qu’il reçut dans le nez, de la tête du cheval qui broutait 1’herbe qui était à ses pieds. Comment morguenne s’écria-t-il, se voyant l’Epée à la main, car j’ai oublié de vous dire que dans son rêve il l’avait effectivement tirée de son fourreau; comment donc, s’écria-t-il, est-ce que j’aurais rêvé toute la diablerie que je viens de voir? Non, cela n’est pas possible; mais c’est qu’apparemment quelque chose m’a rapporté là, afin que je m’en retourne plus aisément à notre Armée.

Cette pensée lui parut absolument juste; mais il ne se ressouvenait pas si son Bisaïeul lui avait parlé de son Père. Oh que je suis un grand Mulet, disait-il, j’ai été dans la demeure du Diable, et je ne sais pas si mon Père y loge; s’il n’était pas si tard, j’y retournerais tout à l’heure; mais n’importe, s’il n’est pas mort, il mourra, c’est toujours la même chose, et je ne l’en verrai ni plutôt ni plus tard.

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