L’Abbé Prévost

Le Philosophe anglois

France   1731

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le récit de rêve se trouve dans le septième et dernier livre des tomes 1 à 3 du roman.

Alors que Fanny, sa femme, a été enfermée au couvent en raison de son infidélité, M. Cleveland devient amoureux de Cécile.

Texte témoin
Le Philosophe anglois ou Histoire de Monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell. Londres, P. Vaillant, 1777, t. 1-3, p. 386-387.




Le rêve de M. Cleveland

Partagé entre deux femmes

Je m’endormis ainsi dans l’idée de cette fausse paix, que je ne possédois pas. Aussi mon sommeil n’en fut-il pas plus tranquille. J’eus un songe qui demeurera gravé éternellement dans ma mémoire. Je crus voir tout à la fois Fanny et Cécile. Fanny, dans cet habit lugubre que M . de R m’avoit représenté, mais plus belle et plus charmante que je ne l’avois jamais vue: avec cet air de tristesse qu’on m’avoit assûré qu’elle avoit à Chaillot. D’un autre côté, Cécile paroissoit avec toutes ses graces et son enjouement. Je m’imaginois être assis, tandis que je les voyois debout vis-à-vis de moi. Leurs regards étoient attachés sur moi, et me tenoient comme fixé sur ma chaise, malgré l’envie que je sentois de me lever. Mes yeux se promenoient de l’une à l’autre avec une avidité extrême, comme attirés par deux objets que mon coeur eût souhaité de réunir. Chaque coup d’oeil me faisoit pourtant éprouver une agitation différente. L’air affligé et languissant de Fanny m’inspiroit de l’abattement et de la langueur. L’air fin et riant de Cécile avoit presque en même tems la force de me faire sourire; mais quoiqu’on ne sourie point sans un sentiment de joye, je sentois que le mien n’étoit que superficiel, et que le fond de mon coeur étoit occupé par la tristesse. Je souffrois violemment dans cette situation. Mes désirs me portoient des deux côtés tout à la fois. L’infidélité de mon épouse ne se présentoit pas à mon souvenir: il eût fait sans doute emporter la balance à Cécile. Je ne voyois que deux objets aimables, qui s’attiroient une égale portion de ma tendresse, et qui me causoient tous deux la plus vive émotion. Enfin je crus appercevoir mes deux enfans qui m’amenoient leur mere; et à mesure qu’elle s’approchoit de moi, il me sembloit qu’elle s’étendît dans la partie de mon coeur que Cécile occupoit. Il y avoit néanmoins quelque chose d’amer dans le plaisir que j’avois de la voir si proche. Au moment même que j’allois l’embrasser, je crus lui voir verser des larmes, et sentir que j’en versois aussi. Je m’éveillai.

Page d'accueil

- +