Marcel Jouhandeau

Essai sur moi-même

France   1947

Genre de texte
Essai autobiographique

Texte témoin
Essai sur moi-même, Paris : Gallimard, 1947, p. 197-8.




Pris entre deux furies

Hérissée d’épingles

6) Des visites, la nuit entière : celle de Barberine d’abord, qui m’emmenait en barque ; nous y étions seuls. C’est elle qui ramait. Où me conduisait-elle — dans un jardin clos d’une muraille plus haute que celle de Chine, derrière laquelle nous devions vider notre querelle, mais tout de suite elle s’attendrit : «Nous qui nous aimions tant !». À peine celle-ci apaisée, Marie Kraquelin se montrait, accroupie au faîte du mur. Elle avait le corps d’une petite fille, surmontée de sa figure de vieille ; les gestes qu’elle faisait étaient ceux d’un insecte implacable qui affûte sans cesse les couteaux de ses mandibules, terribles aux petites choses, et je me voyais menu devant elle, prête à bondir sur moi. Heureusement, quelqu’un me poussait dans une cuisine où Angéline, la fille de Vieille Françoise, me servait un bouillon, mais si courroucée que je présageais des calamités soudaines. Le chagrin que je lui avais causé l’avait minée ; elle portait la coiffe de sa mère, trois fois trop large pour elle, ses épaules si pointues qu’elles déchiraient son châle. Une kyrielle d’aiguilles, d’épingles de toutes sortes qui se hérissaient sur sa poitrine à chacun de ses soupirs lui donnaient l’aspect redoutable d’un appareil de torture : il eût suffi en effet qu’elle prît mon visage entre ses mains et le promenât le long d’elle pour le mettre en sang, ce qu’elle allait faire, quand Philomène Boujasson, de retour du marché, entrouvrit la porte, le bras chargé d’un filet de vengeances. Pris entre ces furies, que faire que de s’éveiller ?

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