L’Abbé Prévost

Lettres anglaises

France   1751

Genre de texte
roman

Contexte
Cette œuvre est une traduction d’un roman de Samuel Richardson. Le récit de rêve figure dans la lettre 327 du sixième et dernier tome qui comprend les lettres 297 à 375. M. Lovelace tente une interprétation de son rêve dans la lettre 330 datée du 13 d’août.

Pour échapper à un mariage imposé par sa famille avec le riche M. Solmes, miss Clarisse Harlowe s’enfuit avec le séduisant, violent et manipulateur M. Lovelace. Lovelace la demande en mariage, mais elle refuse ses avances. Il l’entraîne dans un bordel où il la drogue et la viole. Alors que Clarisse espère une mort qui la libérera de ses souffrances et de la présence de Lovelace, ce dernier écrit une lettre à son ami M. Belfort pour lui raconter un rêve qu’il a fait.

Texte témoin
Amsterdam, Paris 1784, T. 6, p. 184-186 et 215-217.




Un rêve de Lovelace

Les tourments d’un séducteur

M. Lovelace à M. Belford. mardi, 22 d’août, à sept heures du matin. Il faut que je t’écrive à mon réveil. J’ai passé une très-fâcheuse nuit, et je ne connois plus le repos. Après un sommeil mille fois interrompu, je viens de me réveiller, dans l’effroi d’un maudit songe. Comment les songes laissent-ils de si fortes impressions?

Il m’a semblé que je jouissois d’une entrevue avec l’idole de mon coeur. Je n’ai trouvé dans elle que bonté, condescendance, et disposition à pardonner. Elle s’est laissée vaincre en ma faveur, par les intercessions réunies de milord M, de miladi Lawrance, de miladi Sadleir, et de mes deux cousines Montaigu, que je voyois près d’elle en longs habits de deuil. Milord avoit lui-même un grand manteau noir, qui traînoit fort loin derrière lui. Ils m’ont dit qu’ils avoient pris cet habillement pour exprimer le chagrin qu’ils avoient de mes excès, et pour toucher ma Clarisse par ce témoignage de tristesse. J’étois à genoux, mon épée à la main; offrant de la remettre dans son fourreau, ou de l’enfoncer dans mon coeur, suivant l’ordre que j’attendois de sa bouche. Au même moment, j’ai cru voir son cousin Morden, qui s’élançoit dans la chambre par la fenêtre, l’épée nue, en criant : meurs, Lovelace, meurs à l’instant, et vas subir un châtiment éternel, si tu balances à réparer par le mariage les torts que tu as faits à Miss Harlove. Je me levois pour répondre à cette insulte, lorsque milord s’est jeté entre Morden et moi, avec son grand manteau noir, dont il m’a couvert entièrement. Aussi-tôt Miss Harlove m’a pris dans ses bras, enveloppé comme j’étois du manteau; et de cette voix mélodieuse qui a fait tant de fois le charme de mes oreilles, elle s’est écriée : ah! Grâce, grâce pour un homme si cher! Et vous, Lovelace, grâce aussi pour un si cher cousin! Verrai-je augmenter mes malheurs, par le meurtre de l’un ou de l’autre? Dans le ravissement d’une si douce médiation, je me suis cru prêt à serrer ma charmante de mes deux bras; lorsque tout d’un coup le plafond de la chambre s’est ouvert et m’a fait voir la figure la plus angélique dont on ait jamais eu l’idée, qui me sembloit descendre d’une voûte d’or et d’azur, au milieu d’un cercle d’autres anges, tout brillans de leur parure et de leur propre éclat. J’ai entendu plusieurs voix, qui répétoient d’un ton joyeux et triomphant : venez à nous; venez, venez à nous : et ce choeur d’esprits célestes ayant entouré ma charmante, je l’ai vue monter avec eux la région qu’ils habitent. Le plafond, qui s’est fermé aussi-tôt, m’a dérobé la suite du spectacle. Je me suis trouvé, entre les mains, une robe de femme, d’un fond bleu, toute parsemée d’étoiles d’or, que j’ai reconnue pour celle de Miss Harlove, et par laquelle je m’étois efforcée de la retenir : mais c’est tout ce qui m’est resté de cette adorable fille. Ensuite, ce que je ne me rappelle pas sans horreur, le plancher fondant sous moi, comme le plafond s’étoit ouvert pour elle, je suis tombé dans un trou plus effroyable que je ne puis le représenter; et je me suis senti si rapidement porté par mon poids, sans appercevoir aucun fond, que je me suis réveillé dans les agitations de ma crainte. J’étois inondé d’une sueur froide; et pendant plus d’un quart d’heure, toutes ces images ne m’ont pas été moins présentes que des réalités[…]

M. Lovelace à M. Belfort, mercredi 23 d’août.

[…]Je serai convaincu à présent qu’il y a quelques réalités dans les songes. Le plafond qui s’est ouvert, c’est la réconciliation en perspective. La figure brillante qui est venue l’élever vers un autre ciel, environnée de chérubins d’or et d’azur, marque la charmante petite famille qui sera le fruit de notre heureuse union. Les invitations trois fois répétées par le choeur d’anges, sont celles de tous les Harloves, qui auront cessé d’être implacables; cependant, c’est une race avec laquelle mon ame répugne à se mêler. Mais, que signifie ma chûte au-travers du plancher, dans un horrible abîme? Pourquoi suis-je descendu pendant qu’elle montoit? Ho! Le voici : c’est une allusion à mon dégoût pour le mariage, qui me paroît un gouffre, un abîme sans fond, et tout ce que tu voudras. Si je ne m’étois pas éveillé dans un ridicule mouvement de frayeur, je serois tombé, au fond du trou, dans quelque belle rivière, où je me serois lavé, purifié de toutes mes ordures passées. La même figure m’attendoit sur une rive parsemée de fleurs, d’où elle m’auroit conduit entre les bras de ma charmante; et nous nous serions élevés ensemble triomphans, faisant les chérubins, jusqu’à la fin de notre carrière. Mais quelle explication donner à cette mante, à ces robes noires de milord, qu’il m’a jetées sur le visage? Et que penser de celles des dames? Ho, Belford! Je les explique aussi. Elles marquent uniquement que milord aura la bonté de se laisser mourir, et de m’abandonner tout ce qu’il possède. Ainsi, honnête milord M, que le ciel fasse paix à vos cendres! Miladi Sadleir et miladi Lawrance ne survivront pas long-tems, et me laisseront des legs considérables. Que ferons-nous de Miss Charlotte et de sa soeur? Ho! Leurs habits noirs marquent le deuil qu’elles prendront, comme il convient, pour leur oncle et pour leurs tantes. Rien de plus juste. A l’égard de Morden, qui se précipite vers moi par une fenêtre, en criant : «meurs, Lovelace, si tu ne répares pas l’outrage que tu as fait à ma parente»; c’est-à-dire seulement qu’il auroit voulu se couper la gorge avec moi, si je n’avois pas été disposé à rendre justice à sa cousine. Tout ce qui me déplaît, c’est cette partie de mon songe; car, en songe même, je n’aime point les menaces, ni l’air de contrainte dans ce qui flatteroit le plus mon penchant. Mais, qu’en dis-tu? Mon songe prophétique n’est-il pas bien expliqué?

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