Marcel Jouhandeau

Essai sur moi-même

France   1947

Genre de texte
Essai autobiographique

Contexte
Cet essai est divisé en neuf chapitres suivis d’un épilogue. Le chapitre VIII (« Le créateur et les songes ») est entièrement consacré au rêve. Il comprend des commentaires et réflexions sur le rêve suivis de plusieurs récits de rêves de l’auteur.

Texte témoin
Essai sur moi-même, Paris : Gallimard, 1947, p. 204-6.




Rêve d’omnipotence

Dans la chambre de mes parents

20) Aux pieds de leurs deux lits qui se regardaient, dans la chambre de mes parents, mais vaste comme un désert, les meubles comme des maisons, moi-même en proportion, exsangue et fagoté plutôt qu’habillé de vieilles soies rares avec une dignité surhumaine qui rehaussait ma pâleur de cire, je me surpris une fois assis comme sur un trône. Impossible de me perdre de vue dans la glace de l’armoire qui en face de moi faisait le pont entre les deux fenêtres, ouvertes toutes grandes, (c’était l’habitude chez nous, presque en toutes saisons) sur la Place de la Mairie. La maison était si basse et familière qu’on y était de plain-pied avec l’Arbre de la Liberté dont les branches entraient, vraiment chez elles, chez nous et elles descendaient si près de mon épaule que sans effort mes mains pouvaient s’y reposer parmi les oiseaux. L’air était pur, une lumière — comme si j’avais habité un saphir. Des enfants jouaient sur la place et parfois enjambaient la barre d’appui, ils passaient dans la chambre et s’y poursuivaient, avant de disparaître de l’autre côté dans le jardin, sans me voir quelques-uns ; d’autres s’arrêtaient, stupéfaits, se signant ou se découvrant, comme on fait avec les morts. Un moment, ma mère entra, escortée de deux messieurs en habit qui devaient être des médecins, les docteurs Gomot et Byasson qui m’avaient soigné enfant. Déférents, comme on ne l’est guère qu’avec ceux qui sont entrés dans une gloire singulière ou dans le malheur, ils m’apprenaient qu’on venait de vendre mes biens aux enchères, mais qu’ils en avaient racheté l’essentiel qu’ils me rapportaient. Alors je me levai, pour reconnaître ces objets vénérables ; c’étaient des chevalets de bois dorés en quantité astronomique ; après les avoir du pied gentiment repoussés, comme pour signifier que je les reprenais sous ma protection, je regagnai ma place et ce n’est qu’alors que je me regardai : et sans doute je me ressemblais, mais nanti au-dessus de la tête et de chaque côté du front de touffes de cheveux secs et un peu roux, postiches, étrangers à moi, comme si j’avais porté une perruque d’amadou ou d’étoupe enflammée ; toujours cette mine de chienlit, mais d’un chienlit plus que royal, divin, auguste et clownesque, dont c’eût été l’état naturel que d’être si différent des autres, si étrangement vêtu de loques brillantes, de rubans et de grelots et affublé d’un visage extraordinaire, parent sans doute du mien, mais bien trop livide, embarrassant et sublime pour être celui de tous les jours ou seulement celui d’un homme ; chaque geste que je me voyais faire empreint d’une solennité, bonne tout au plus à la messe, déplaçait l’équilibre du monde qui penchait selon à droite ou à gauche, et les médecins titubaient, s’il m’arrivait seulement de bouger un cil.

Après leur départ, je sortais au bras de ma mère quand Prudence Hautechaume arrive câline, mais vite s’efface, effarouchée par Amélie, prête à exécuter les vengeances du Ciel ; pour distraire mon angoisse, je comparais à la sienne la silhouette que je lui avais prêtée, tout en rassurant ma mère : «— Tu ne peux pas savoir, comme il est difficile d’atteindre quelqu’un pour le toucher, où je me suis logé. Quand ils me croient à la portée de leurs mains, il reste encore ce tout petit espace que leur courage ne leur permet pas de franchir». En effet, sans que j’eusse rien fait pour me protéger, comme Amélie allait lever son bras osseux, pour me frapper de sa griffe la face, elle vira tout d’un coup, éblouie, et elle tournait maintenant autour de moi, le bras étendu pour se préserver d’une force qui émanait de moi, qui en même temps qu’elle l’attirait la repoussait si également qu’elle l’emportait sans fin dans un mouvement giratoire irrésistible : Bientôt des quatre coins de la Place accouraient les Quinte, les Bonasson, les Pô, les Noualet, Clodomir lui-même, dans l’espoir d’arracher Amélie à son supplice, mais tous, dès qu’ils m’approchaient, à la suite d’Amélie, entraient dans la ronde, sous le regard de ma mère, plus fière que troublée, à me découvrir aussi grandiose et intangible.

Texte sous droits.

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