Marcel Raymond

Poèmes pour l’absente

Suisse   1968

Genre de texte
Poésie

Contexte
Cette Å“uvre est divisée en deux livres séparés par une section intitulée « Rêves » dans laquelle figurent onze récits de rêves.

Texte témoin
Poèmes pour l’absente, Lausanne, Éditions Rencontre, 1968, p. 53-77.




Un masque

Une autre avait pris sa place

8

«Le chien est dans le jardin», me dit mon père; «et sitôt qu’il ouvre la gueule, c’est une puanteur; il faut fermer la fenêtre». Je fermai la fenêtre, mais si maladroitement que la grosse lampe rococo, souvenir de mon enfance, souvenir de ma mère (cette lampe est aujourd’hui dans ma chambre) tomba sur le parquet et se brisa. Je sentis aussitôt que cette lampe brisée était un malheur. C. me fit remarquer tranquillement qu’il y aurait peut-être moyen de recoller les morceaux. Je lui en voulais un peu de prendre la chose à la légère. Et voici qu’elle me sembla de plus en plus froide, distante, étrangère. Je me mis à parler beaucoup, très vite. Peu à peu je me persuadai qu’elle ne m’aimait plus. Alors je lui rappelai, et mon angoisse augmentait toujours, notre passé, notre bonheur, nos espoirs, nos promesses. J’allai jusqu’à lui citer les phrases d’une lettre qu’elle m’avait envoyée à l’armée, en mai 40, où elle me disait son amour, et qu’elle avait deviné qu’après avoir tant donné aux autres, j’avais accepté sans murmure de «faire le reste» ; elle m’avouait pour finir son «admiration illimitée pour moi» (cette lettre, je la sais par cœur). Mon désarroi était à son comble quand je la vis soudain sourire, quand je l’entendis me persifler : «Tu as de l’enthousiasme. Tu devrais demander du travail dans un camp de formation idéologique!» Ce dernier mot me cingla. Elle avançait vers moi sa bouche, ses dents, son visage. Je ne les reconnus pas. Une autre avait pris sa place. Mais je ne m’en aperçus qu’en m’éveillant... La joie me suffoqua. Je criai du plus profond de moi-même: «Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, c’est un rêve, c’est un mensonge!» (L’après-midi, aux pieds de La Nuit de Michel-Ange, j’avais observé un masque, symbolisant la fantasmagorie, le mensonge du rêve.)


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