Franz Kafka

Journal

RĂ©p. Tchèque   1911

Genre de texte
Journal

Contexte
Kafka a alors 28 ans.

Plusieurs de ses romans sont de véritables cauchemars, tels la Métamorphose (1912) ou le Procès (1914). Comme le note Roger Caillois: «Kafka n'est pas seulement admirable parce qu'il a résolu le problème littéraire du rêve mais pour avoir d'abord compris comment il se posait. Il a vu que la difficulté ne consistait nullement à mettre en relief l'étrangeté des songes, mais au contraire à la faire accepter, à l'impsoer comme irrécusable et inévitable absolument.» (L'incertitude qui vient des rêves, 1956, p. 130).

Texte témoin
Journal de Kafka, traduit et présenté par Marthe Robert, Paris : Grasset, 1965, p.62-63.




Une apparition terrible

Des lunettes bizarres

2 octobre [1911]

Nuit d’insomnie. Déjà la troisième d’affilée. Je m’endors bien, mais je me réveille au bout d’une heure comme si j’avais posé ma tête dans le mauvais trou. Je suis complètement réveillé, j’ai le sentiment de n’avoir pas dormi du tout ou de n’avoir dormi que sous une peau mince, je me retrouve devant la nécessité de travailler à m’endormir et je me sens rejeté par le sommeil. Et à partir de ce moment jusque vers cinq heures du matin, je reste dans cet état où je dors, certes, mais où, en même temps, des rêves violents me tiennent éveillé. Je dors véritablement à côté de moi, tandis qu’il me faut, en même temps, me battre avec des rêves. Vers cinq heures, j’ai consommé jusqu’à la dernière trace de sommeil, je ne fais plus que rêver, ce qui est plus épuisant que de veiller. Bref, je passe toute la nuit dans l’état où se trouve un homme sain, un moment avant de s’endormir pour de bon. Quand je me réveille, tous les rêves sont rassemblés autour de moi, mais je me garde bien de les approfondir. Au petit jour, je gémis, la tête dans les coussins, parce que tout est perdu pour cette nuit. Je pense à ces nuits d’autrefois, à ces fins de nuits où j’étais tiré d’un profond sommeil et où je me réveillais comme si j’avais été enfermé dans une noix.

J’ai eu, cette nuit, une apparition terrible, celle d’un enfant aveugle, apparemment la fille de ma tante de Leitmeritz, qui n’a du reste pas de fille, mais des fils dont l’un s’est un jour fracturé le pied. En revanche, il y avait un rapport entre cette enfant et la fille du Dr M., laquelle est en train de devenir, ainsi que je l’ai constaté récemment, du bel enfant qu’elle était une grosse petite fille vêtue de robes raides. Cette enfant aveugle, ou souffrant d’une faiblesse de la vue, avait les deux yeux cachés par des lunettes; l’œil gauche, sous le verre placé assez loin, était d’un gris laiteux et son globe saillait, l’autre rentrait et se trouvait dissimulé par un verre adhérent. Afin que ce verre fût posé de manière optiquement exacte, il fallait utiliser, non pas la branche habituelle qui passe sur l’oreille, mais un levier dont la tête ne pouvait être fixée que sur la pommette, de telle sorte qu’une petite tige, descendant du verre sur la joue, disparaissait dans un trou de la chair et se terminait à l’os, tandis qu’une autre tige de fer ressortait et passait par-dessus l’oreille.

Je crois que cette insomnie tient uniquement au fait que j’écris.

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