William Shakespeare

Richard III

Angleterre   1594

Genre de texte
tragédie

Contexte
Clarence, qui serait l’héritier direct du trône à la mort du roi Édouard IV, se trouve injustement emprisonné grâce au complot de son frère, Richard de Gloucester, décidé à accéder lui-même au trône. Dans l’Acte I, Scène IV, Clarence, enfermé à la Tour de Londres et inconscient du fait que Richard a engagé deux meurtriers pour l’assassiner, raconte ce rêve prémonitoire à son gardien (malencontreusement confondu avec Brakenbury dans la traduction française).
L’allusion à la Bourgogne renvoie au fait que, lors de la mort de leur père, Clarence et Richard avaient été expédiés en Bourgogne pour des raisons de sécurité.

Texte original

Texte témoin
The Riverside Shakespeare, Boston: Houghton Mifflin Co, 1974, p. 721.

Traduction : Œuvres Complètes de Shakespeare : Tome Sixième, Paris: Librairie Hachette, 1888, p. 161. Traduit de l’anglais par Émile Montégut.




Rêve de Clarence

Noyé dans la mer

BRAKENBURY. — Quel était votre rêve? Dites-le-moi, je vous en prie, Monseigneur.
CLARENCE. — Il m’a semblé que je m’étais évadé de la Tour, et que je m’étais embarqué pour passer en Bourgogne, ayant en ma compagnie mon frère Gloucester qui m’invitait à sortir de ma cabine pour me promener sous les écoutilles : de cet endroit nous regardâmes du côté de l’Angleterre, et nous rappelâmes mutuellement à notre mémoire mille circonstances tragiques qui nous étaient arrivées pendant les guerres d’York et de Lancastre. Comme nous nous promenions sur le périlleux plancher des écoutilles, il me sembla que Gloucester trébuchait, et qu’en trébuchant, il me précipitait, moi qui avais pensé à le retenir, par-dessus bord, au milieu des vagues houleuses de la mer ! O Seigneur, Seigneur ! quelle souffrance il m’a semblé que c’était de se noyer ! Quel terrible bruit d’eau dans mes oreilles ! Quelles visions de hideuse mort sous mes yeux ! Il m’a semblé que je voyais des milliers de naufrages terribles, des milliers d’hommes que rongeaient les poissons, des lingots d’or, de grandes ancres, des monceaux de perles, des pierres inestimables, des joyaux sans prix, tout cela épars au fond de la mer. Quelques-unes de ces choses se trouvaient dans des crânes de morts ; dans ces orbites où habitaient autrefois les yeux, s’étaient logées, comme par mépris des yeux, des pierres à reflets brillants, qui semblaient lancer des regards amoureux au lit boueux du gouffre, et se moquer des ossements de mort épars à côté.
BRAKENBURY. — Comment! à ce moment de la mort, vous avez eu assez de loisir pour contempler ces secrets du gouffre?
CLARENCE. — Il m’a semblé que j’avais ce loisir, et j’ai souvent fait effort pour rendre le souffle ; mais toujours le flot envieux arrêtait mon âme, l’empêchait d’aller trouver l’air vide, vaste et fluide, et l’étouffait dans ma poitrine haletante qui se brisait presque sous l’effort qu’elle faisait pour la vomir dans la mer.
BRAKENBURY. — Cette cruelle agonie ne vous a-t-elle pas réveillé?
CLARENCE. — Oh! non, mon rêve s’est prolongé jusque par delà la vie. Oh ! c’est alors que commença la tempête pour mon âme ! Il me sembla que je passais le fleuve mélancolique en compagnie de ce nocher grognon dont parlent les poètes, et que j’abordais au royaume de l’éternelle nuit. Le premier qui souhaita en ces lieux la bienvenue à mon âme étrangère fut mon puissant beau-père, le fameux Warwick, qui cria tout haut : «Quel châtiment destiné au parjure cette noire monarchie tient-elle en réserve pour le fourbe Clarence?» Là-dessus, il s’évanouit, et alors s’avança, en tournant autour de moi, une ombre pareille à un ange avec une chevelure brillante et souillée de sang, et elle cria tout haut : «Clarence est venu, le faux, l’inconstant, le parjure Clarence, qui m’assassina sur le champ de bataille près de Tewkesbury; saisissez-le, furies, livrez-le à vos tourments!» Là-dessus, il m’a semblé qu’une légion de diables épouvantables m’environnait, et qu’ils hurlaient à mes oreilles avec des cris si hideux, que le bruit a suffi pour m’éveiller tout tremblant, et que dans les instants qui ont suivi mon réveil, je ne pouvais pas me figurer que je n’étais pas réellement en enfer, si terrible avait été l’impression que m’avait laissée mon rêve.

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