John Keats

Endymion

Angleterre   1817

Genre de texte
poème

Contexte
Ce rêve apparaît dans le livre I. Celui-ci s’ouvre avec l’arrivée de l’entourage d’Endymion dans la forêt de Latmos, venu rendre hommage au dieu Pan. Endymion souffre toutefois d’une angoisse secrète. Sa sœur Peona le supplie de la laisser s’occuper de lui. Elle l’emmène dans une île où il peut se reposer sur un lit de fleurs et le convainc de lui révéler ce qui lui trouble le cœur. Endymion alors lui raconte son rêve et reconnaît qu’il est obsédé par la pensée de retrouver la beauté aperçue en rêve.

Texte original

Texte témoin
Poèmes. Paris: Imprimerie Nationale, 2000, p.139-49. Traduit de l’anglais par Robert Ellrodt.

Édition originale
The Complete Poetical Works and Letters of John Keats Boston: Houghton Mifflin, 1899, p.57-59.




Rêve d’envol

Jeune fille céleste

Et le sommeil me prit alors. Ah ! puis-je dire
L’enchantement que je connus ensuite ?
Ce n’était pourtant qu’un rêve, mais rêve tel
Que jamais langue, quand bien même en déborderait
En source jaillissante une suave éloquence,
Ne pourrait évoquer et faire concevoir
Tout ce que j’ai vu et senti. — Il me semblait être étendu,
Observant au zénith la Voie Lactée qui coule
En sa splendeur virginale parmi les étoiles.
Laissant mes yeux errer jusqu’à ce que les portes
Du ciel semblent s’ouvrir pour mon ascension,
J’eus crainte et répugnance à revenir sur terre
Après si haut envol en abaissant les yeux.
Je me tenais donc fixe en aérienne extase,
Déployant largement des ailes imaginaires,
Quand soudain les étoiles se mirent à glisser
Et à s’évanouir sous mon regard ardent.
Sur quoi je soupirai de me voir arrêté,
Ma vision se perdant au bord de l’horizon.
Mais les nuages s’ouvrent et j’en vois émerger
La plus belle lune qui ait jamais argenté
Une conque, la coupe de Neptune. Elle monte,
D’un éclat si intense que mon âme éblouie,
S’unissant à sa sphère d’argent, l’accompagne
Dans l’espace clair ou nuageux, la suivant même
Enfin dans une sombre et vaporeuse tente ;
Et là, me sembla-t-il, les yeux toujours ouverts
Des planètes brillaient à nouveau dans l’azur.
Pour m’unir à ces orbes derechef j'élevai
Mon regard vers le ciel, mais il fut aveuglé
Par un objet brillant qui descendait, rapide,
Et me fit me voiler les yeux et le visage.
À nouveau je regarde... Ô vous, divinités
Qui du haut de l’Olympe observez nos destins !
D’où venait cette forme accomplie et parfaite
Cette gracieuse image d’incomparable grâce ?
Parle, terre obstinée, et dis-moi où, où donc,
Tu détiens le pareil de sa chevelure d’or ?
Ni gerbe d’avoine penchée au soleil couchant,
Ni... Ta douce main, charmante sœur ! je ne veux
Délirer ainsi devant toi. Pourtant ses boucles
Avaient assez d’éclat pour m’ôter la raison ;
Elles étaient nouées simplement et tressées,
Découvrant la belle nudité d’un cou blanc,
D’une oreille au galbe de perle, d’un front bombé ;
Et, je ne sais comment, tous ses traits se mêlaient
Pour composer un paradis tel — yeux et lèvres,
Joues rougissantes, demi-sourires, légers soupirs —
Que mon esprit, lorsqu’il évoque cette image,
S’y accroche et en joue aussi longtemps qu’un dard
N’a tout envenimé au commerce des hommes.
À quel pouvoir redoutable ferai-je appel ?
À quel temple sublime? Ah! ses pieds dans les airs!
Veinés d’un bleu plus pur, plus doux en leur blancheur
Que les pieds de Vénus Anadyomène, sortant
Du berceau de sa conque. Dans le vent son écharpe
S’agite, déployée ainsi qu’un pavillon ;
L’étoffe bleue est constellée d’un million
De petits yeux, comme si l’on avait répandu
Sur le plus sombre et foisonnant lit de jacinthes
Des poignées de pâquerettes.» — «Étrange, Endymion,
Ce rêve dans un rêve !» — «Elle plane dans l’air,
Puis vient vers moi comme une simple jeune fille,
Rougissant, reculant, et revenant, craintive,
Et me presse la main. Ah ! ce fut trop pour moi !
Je crus m’évanouir, charmé par ce contact,
Pourtant ne perdis connaissance, tel un nageur
Plongeant à trois brasses de profondeur où l’eau
Coule et murmure sur un lit de corail : bientôt
Je me sentis remonter vers cette région
Où fuse la mitraille des étoiles filantes
Et où l’aigle soutient l’assaut du vent du nord
Qui peut faire contrepoids à un lourd météore...
Je me sentais aussi sans crainte et non point seul,
Mais protégé, bercé, dans un ciel périlleux.
Nous parûmes bientôt ne plus voler si haut,
Mais plonger soudain en d’effrayants tourbillons
Tels qu’ils règnent toujours où le temps a creusé
Des antres profonds dans le flanc d’une montagne.
Là, des sons caverneux m’éveillent, et j’aspire
À m’évanouir encore à la vue de l’aimée.
J’étais hors de moi-même. Follement je baisai
Les bras qui m’entouraient, caressants, et donnai
Mes yeux d’emblée à la mort — mais afin de vivre,
De boire des gorgées de vie à la source d’or
D’où venaient ces regards bienveillants, passionnés ;
De compter, recompter les moments, avec l’aide
Avide d’un moi second, pour les préserver tous
Et ravir à chacun sa charge de bonheur.
Ah ! mortel insensé! J’osai même presser
Sa joue contre ma lèvre, par elle couronnée,
Et, à ce moment-là, sentis mon corps plonger
Dans une plus tiède atmosphère : l’instant d’après,
Nos pieds foulaient la douceur des fleurs. Sur cette alpe
Abondaient des joies inconnues. Autour de nous
Parfois flottait longtemps un parfum de violette
Et de tilleul en fleur, ou de miel délicat
Puisé dans le calice de toute blanche fleur ;
Et, une fois, au bord de notre nid parut
Un malicieux visage ; sans doute une Oréade.

«Pourquoi ai-je rêvé qu’en ce paradis même
Je succombai au sommeil ? Pourquoi n’ai-je vu
Au loin l’ombre de ses noires ailes, et ne l’ai-je
Écartée d’un regard ? Non, comme une étincelle
Qui doit mourir, encore que son faible rayon
Soit réfléchi par un diamant, mon rêve suave
A glissé au néant — la stupeur d’un sommeil
Qui dura jusqu’à ce qu’un léger glissement,
Un mouvement furtif, parvînt à mon oreille :
Je me levai d’un bond. Ah ! quels soupirs ! quels pleurs !
Je me tordais les mains. Car les pavots penchaient
Leur tête humide de rosée ; le merle sifflait
Une triste chanson et le jour rembruni
Avait chassé son héraut, Hesperus, au loin
Par ses regards de plomb ; la brise solitaire
Mugissait, puis dormait, se tourmentant soi-même
En ses caprices mélancholiques ; et je pensais,
Note-le, Péona, qu’elle apportait parfois
De faibles cris d’adieu et des soupirs perçants.
M’éloignant, j’errai. Toutes les teintes charmantes
Du ciel et de la terre étaient fanées : épais ombrages
Devenus de profondes prisons ; peste blafarde
Sur lande et clairière ensoleillées ; cours d’eau limpides
Souillés de suie, recouvertes des ouïes retournées
De poissons expirant ; rose au vermeil changé
En affreux écarlate, hérissant ses épines
En pointes d’aloès. Qu’un innocent oiseau
Devant mes pas distraits avance en sautillant
Par petits bonds, je voyais en la créature
Un démon déguisé ayant mission d’unir
Mon âme aux ténèbres d’en-bas, et d’attirer
Mes pas vacillants vers un monstrueux abîme.
Aussi avançais-je avec fièvre, en maudissant
Ma désillusion. Le Temps, vieille nourrice, en me berçant
Me rendit patient. À présent — merci, ciel bienveillant —
Ces choses, qui sont mon réconfort, me sont données
En mes heures d’accablement et, avec ton secours,
Douce sœur, m’aident à contenir le reflux
De ma vie lasse.»

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