Denis Thériault

L’iguane

Québec   2001

Genre de texte
roman

Contexte
Luc est hanté par le monde onirique de Ftan. Il s’y réfugie pour échapper aux sévices de celui qu’il surnomme le Chien : son père adoptif.

Texte témoin
Denis Thériault, L’iguane, Montréal, collection Romanichels, 2001, p. 156-57.




Rêve obsédant

La beauté liquide de Ftan

Le regard de Luc glisse sur le mien sans établir de contact. On dirait qu'il y a une fêlure au fond. En s'éveillant, il est allé se laver dans l'océan, se purifiant de tout ce sang séché sans en faire de cas, comme s'il s'agissait d'une saleté ordinaire. Il ne veut pas parler de ce qui s'est passé chez le Chien. D'ailleurs, ça n'a aucune importance à ses yeux. Pour lui, il s'agit déjà d'un incident mineur comparé à ce qui vient de se produire pendant qu'il rêvait. Car il est allé à Ftan.

Luc a atteint la Ville des vrilles. Il dit que c'est le résultat de son action dans la maison jaune: sans doute fallait-il que le Chien crève pour que ce soit possible. Mais la bête est vaincue et cette mort trouve sa justification puisque Luc a pu nager enfin dans les mouvantes allées de la Cité profonde. Il a vu Ftan et sait maintenant que la ville est une méduse cyclopéenne, une colossale physalie aux tentacules de laquelle s'accrochent comme des grappes d'œufs les outres lucides qui servent de maisons aux aquatiques. Il est entré dans Ftan, la vivante ville symbiotique que nourrissent les sirènes, et qu'elle protège en retour des prédateurs de l'océan. Ftan qui vous domine comme un ciel violacé avec ses monuments muqueux et ses minarets inversés qui serpentent au gré des courants, ses jardins d'anémones, ses parcs d'algues ondoyantes. Il a vu tout ça, Luc, et il s'efforce de me le décrire, mais la langue lourde manque de mots aptes à traduire la toute liquide beauté de Ftan. Il faudrait que je puisse emprunter ses yeux le temps d'un rêve. Lui-même n'a d'ailleurs visité qu'une infime partie de la Cité; c'est à peine s'il a eu le temps d'en explorer les faubourgs gélatineux, car encore une fois le songe s'est achevé trop tôt. Mais il dit que son prochain rêve le mènera au cœur palpitant des vrilles, jusqu'au centre luxuriant où s'assemblent les tritons. Et en attendant, le soleil éprouve sa patience. Luc voudrait pouvoir le zapper, le passer en accéléré. Il sacre après cette journée poussive qui se traîne dans l'Anse. Il l'adjure de céder à la nuit florissante et aux avenues aléatoires de la sirénéenne Ftan.

Je ne sais que penser de tout ça. J'écoute Luc tandis qu'il s'efforce de détailler sa merveilleuse vision […]

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