Ling Mengchu

Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois

Chine   1640

Genre de texte
conte

Contexte
Le passage cité est le début du conte. Comme c’est presque toujours le cas dans cette anthologie, le conte est précédé par un récit introductif, de deux ou trois pages, comme dans cet extrait, qui préfigure le récit principal.

La revenante de l’histoire se fera conduire à la ville où vit l’amant infidèle et le tuera.

Texte témoin
«Wang Jiaoluan, dans son sein, nourrit un siècle de rancœur», Chap. XXXV des Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois, texte traduit, présenté et annoté par Rainier Lanselle, Paris, Gallimard, Collection de la Pléiade, 1996, p. 1427-28.




Le rêve de Zhang-Yi

Une revenante dans son lit

Dans la province du Jiangxi, préfecture de Raozhou, sous-préfecture d'Yugan, au village de Changle, nous dit l'histoire, vivait un homme du peuple nommé Zhang Yi. Ayant eu à porter à la sous-préfecture quelques marchandises, dont il faisait commerce, il voulut s'arrêter, à la nuit tombée, dans une auberge des faubourgs.
Elle était pleine; on le refusa. Avisant cependant une chambre mitoyenne, fermée au cadenas et restée inoccupée:
«Pourquoi, dit-il à l'aubergiste, ne l'ouvrez-vous pas pour moi?
— Elle est hantée, lui répondit l'hôte, je ne voudrais point y loger les clients.
— Hantée, dites-vous? Baste! Cela ne me fait point peur!»
L'aubergiste se laissa convaincre; il ôta le cadenas et donna bravement à notre homme un balai et une lampe à huile. Zhang Yi entre dans la chambre; il pose sa lampe bien d'aplomb, tire sur la mèche pour en raviver la flamme, et contemple la pièce qu'envahit la lumière: un lit cassé et beaucoup de poussière en forment tout l'ameublement. De son balai ayant fait place nette, il étend sa courtepointe sur le lit, commande son souper, et, une fois restauré, ferme la porte, se déshabille et se couche.
À peine fut-il endormi qu'il vit en rêve une femme d'une grande beauté, habillée avec beaucoup de goût et de recherche, venir se coucher à ses côtés et lui dispenser spontanément, au sein de ce songe, les faveurs de l'oreiller. Mais lorsqu'il s'éveilla, la femme était encore là.
«Qui êtes-vous? lui dit-il. — Je suis l'épouse du voisin. Mon mari est parti dans un lointain voyage, et je ne pouvais supporter plus longtemps de dormir seule: c'est pourquoi j'ai désiré vous tenir compagnie. Mais pour l'heure, point trop de questions, monsieur: vous en saurez davantage dans quelque temps...»
Aussi Zhang Yi ne demanda plus rien. À l'aube, la femme s'en alla. Elle revint sur le soir, où elle accorda à notre marchand les mêmes faveurs qu'elle lui avait accordées la veille. Ainsi trois nuits de suite. L'hôte, voyant que son client semblait se tirer sans peine de son séjour dans la chambre hantée, lui dit, comme en passant, qu'une femme s'y était autrefois pendue et qu'elle était souvent revenue semer l'effroi en ce lieu, mais qu’il paraissait aujourd'hui que tout était rentré dans l'ordre. Zhang Yi garda ces paroles dans un coin de son esprit; le soir venu, quand la femme revint une nouvelle fois le voir: «L'hôte, aujourd'hui, m'a affirmé que cette chambre était hantée par le fantôme d'une pendue, lui dit-il. M'a-t-il parlé de vous?» À ces mots la femme, laissant de côté une pudeur inutile, lui dit avec franchise:
«Oui, monsieur, cette femme pendue, c'est moi! mais je ne vous ferai aucun mal, n'ayez pas de crainte.
— Vous expliquerez-vous?
— J'étais une fille publique, Mu était mon nom, et comme j'avais, dans l'ordre, rang de vingt-deuxième, l’on m’appelait tout simplement ainsi: la Vingt-Deuxième. J'aimais un marchand d'Yugan; Yang Chuan (c'était son nom) m'avait promis le mariage, et de m'emmener avec lui; dans cette espérance, je lui donnai cent taëls de ma cassette, dont il avait besoin. Il partit. Trois années s'écoulèrent sans que je le revisse. J'étais aux mains de la maquerelle, et si bien assujettie que je n'avais aucun espoir d'en sortir jamais. Ma santé s'altéra, je tombai dans une langueur impossible à soutenir, et c'est parvenue dans cette triste extrémité que je me donnai la mort.

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