Mary Shelley

Frankenstein

Angleterre   1831

Genre de texte
roman

Contexte
Après avoir étudié la philosophie et la chimie à l’Université d’Ingolstadt, Victor Frankenstein entreprend de créer un humain à partir de morceaux de cadavres. Il fait ce cauchemar alors qu'il est sur le point de réussir. Par la suite, le monstre qu'il a créé le menace d'assister à son mariage. Victor bravera cette interdiction, ce qui entraînera la réalisation du rêve prémonitoire et la mort de la jeune femme.

Notes
Elizabeth est la fiancée de Victor. Il est intéressant de noter qu'elle est associée à une figure maternelle: «il me semblait tenir en mes bras le corps de ma mère morte».
Julie Wolkenstein en conclut : «le cauchemar prémonitoire annonce la mort de l'aimée mais associe cette prédiction à la mort de la mère, insiste sur un aspect particulier de la filiation: la mort se transmet, s'hérite, et les descendants sont coupables de celle de leurs parents». (Les récits de rêves dans la fiction, p. 54).
Commentant le sens ambigu de «je l'embrassais», Jean-Jacques Lecercle écrit: «Ayant fait un enfant dans le péché, le héros rêve qu'il 'embrasse' sa mère et que celle-ci en meurt. [...] Le monstre est l'enfant illégitime que Victor a eu de sa mère morte» (Frankenstein: mythe et philosophie, 1988, p. 88).

Texte original

Texte témoin
Frankenstein ou le Prométhée Moderne, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 119-20. Traduit de l’anglais par Francis Lacassin.

Édition originale
Texte anglais : Frankenstein or The Modern Prometheus, London, Penguin Books, 1992, p. 56-7.




Cauchemar du Dr Frankenstein

Un cadavre démoniaque

Les accidents variés de la vie ne sont pas aussi sujets au changement que les sentiments humains. Depuis près de deux ans, j’avais travaillé sans relâche dans le seul but de communiquer la vie à un corps inanimé. Je m’étais privé de repos et d’hygiène. Mon désir avait été d’une ardeur immodérée, et maintenant qu’il se trouvait réalisé, la beauté du rêve s’évanouissait, une horreur et un dégoût sans bornes m’emplissaient l’âme. Incapable de supporter la vue de l’être que j’avais créé, je me précipitai hors de la pièce, et restai longtemps dans le même état d’esprit dans ma chambre, sans pouvoir goûter de sommeil. La lassitude finit par succéder à l’agitation dont j’avais auparavant souffert, et je me précipitais tout habillé sur mon lit, essayant de trouver un instant d’oubli. Mais ce fut en vain : je dormis, il est vrai, mais d’un sommeil troublé par les rêves les plus terribles. Je croyais voir Elizabeth, dans la fleur de sa santé, passer dans les rues d’Ingolstadt. Délicieusement surpris, je l’embrassais ; mais à mon premier baiser sur ses lèvres, elles revêtaient la lividité de la mort ; ses traits paraissaient changer, et il me semblait tenir en mes bras le corps de ma mère morte ; un linceul l’enveloppait, et je vis les vers du tombeau ramper dans les plis du linceul. Je tressaillis et m’éveillai dans l’horreur ; une sueur froide me couvrait le front, mes dents claquaient, tous mes membres étaient convulsés : c’est alors qu’à la lumière incertaine et jaunâtre de la lune traversant les persiennes de ma fenêtre, j’aperçus le malheureux, le misérable monstre que j’avais créé. Il soulevait le rideau du lit ; et ses yeux, s’il est permis de les appeler ainsi, étaient fixés sur moi. Ses mâchoires s’ouvraient, et il marmottait des sons inarticulés, en même temps qu’une grimace ridait ses joues. Peut-être parla-t-il, mais je n’entendis rien ; l’une de ses mains était tendue, apparemment pour me retenir, mais je m’échappai et me précipitai en bas. Je me réfugiai dans la cour de la maison que j’habitais, et j’y restai tout le reste de la nuit, faisant les cent pas dans l’agitation la plus grande, écoutant attentivement, guettant et craignant chaque son, comme s’il devait m’annoncer l’approche du cadavre démoniaque à qui j’avais donné la vie de façon si misérable.

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