Cao Xueqin

Le rêve dans le pavillon rouge

Chine   1754

Genre de texte
roman

Contexte
Jade magique, qui a maintenant l’âge de quinze ans, a fait un cauchemar au moment même où la soeurette Lin fait le sien, qui lui correspond en tout point (voir fiche précédente). Sa camériste Bouffée de Parfum va rendre visite à Lin et apprend de sa camériste Cri de Coucou que la jeune fille a craché du sang.

Notes
Le nom «Jade le Deuxième-né» est le terme officiel dont une soubrette doit désigner Jade magique, alias le frérot Jade.

Texte témoin
Le rêve dans le pavillon rouge (Hong lou meng). Traduction par Li Tche-Houa et Jacqueline Alézaïs. Révisé par André D’Hormon. Paris, Gallimard, Coll. Pléiade. Vol. 2, récit 83, p. 606-7.




Le rêve de Jade magique

On lui découpe le cœur

À quoi Bouffée de Parfum répondit du même signe de tête. Puis elle fronça les sourcils et marmonna:

«Que peut-il finalement résulter de bon de tout cela? Mon petit monsieur m'a presque fait mourir de peur la nuit dernière.

— Comment cela? demanda Cri de Coucou.

— Quand il se mit au lit, hier soir, il était encore en parfait état, répondit Bouffée de Parfum; mais, au milieu de la nuit, ne voilà-t-il pas, contre toute attente, qu'il se met à crier sans arrêt que le cœur lui fait mal, puis à délirer à pleine bouche, et finit par prétendre qu'il lui semble bien qu'on vient de lui découper le cœur à coups de poignard! Il ne reprit conscience et ne revint à la raison qu'au moment où les veilleurs frappaient d'un seul coup de leurs baguettes leurs petites conques de bois sonore, pour annoncer le lever du jour. Il s'est alors à peu près apaisé. Mais dis-moi: n'y avait-il pas là de quoi s'épouvanter? Il n'a, bien sûr, pas pu se rendre aujourd'hui à son école. Il a même été décidé de lui faire prescrire par un médecin les drogues qu'il convient de lui administrer.»

Au moment même où étaient prononcées ces paroles, la sœurette Lin se remit brusquement à tousser sous ses courtines. Cri de Coucou se hâta d'aller lui tendre un crachoir, pour y recevoir les expectorations.

«À qui parlais-tu donc? lui demanda la malade en entrouvrant légèrement ses paupières.

— À la grande sœur Bouffée de Parfum, qui vient voir, Mademoiselle, comment vous vous trouvez», répondit Cri de Coucou.

Bouffée de Parfum s'étant entre-temps introduite dans la chambre et approchée du lit de la sœurette Lin, celle-ci ordonna aussitôt à Cri de Coucou de l'aider à se dresser sur son séant, puis invita la visiteuse à s'asseoir, en lui désignant du bout de l'index le bord de sa couche. Bouffée de Parfum n'y prit place que de biais, s'empressa de faire hommage à la malade de son plus gracieux sourire, et lui dit:

«Peut-être feriez-vous mieux, Mademoiselle, de rester allongée?

— Aucun inconvénient à me tenir assise! répondit la sœurette Lin. Cessez enfin, vous toutes, de prendre devant moi ces mines effarées ou même épouvantées! Qui donc, comme tu le disais tout à l'heure, prétendit, au milieu de la nuit dernière, que son cœur se mettait brusquement à lui faire mal?

— Je parlais d'un cauchemar que fit mon petit monsieur Jade le Deuxième-né, répondit Bouffée de Parfum. Il ne s'agit de rien qui lui soit arrivé pour de bon.»

La sœurette Lin comprit à ces derniers mots que la camériste craignait de l'alarmer, lui en sut gré, mais ne se chagrina pas moins. Elle profita de ce qu'avouait Bouffée de Parfum pour tâcher d'en apprendre davantage.

«Puisqu'il était victime d'un cauchemar, demanda-t-elle, ne l'as-tu pas entendu parler d'autre chose qu'une douleur au cœur?

— Il n'a rien dit d'autre», répondit Bouffée de Parfum. La sœurette Lin marqua d'un signe de tête qu'elle se contentait de cette réponse, et laissa passer un bon bout de temps avant de dire en soupirant:

«Gardez-vous bien, vous toutes, d'apprendre à mon cousin que je ne me porte pas très bien, de peur qu'il n'en vienne à négliger ses travaux, et ne donne ainsi sujet à son vénérable père de s'irriter contre lui.»

Page d'accueil

- +