Ovide
Les Métamorphoses Genre de texte Contexte Notes Le pays mythique des Cimmériens est situé dans une région que n’éclairent jamais les rayons du Soleil: il y pèse une nuit de mort. L’apparition de Morphée sous les traits d’un mortel reproduit le schéma homérique du rêve d’Agamemnon, où Oneiros apparaît sous les traits de Nestor (fiche 855). Texte original Texte témoin Bibliographie
Poème
Céyx, époux d’Alcyone, est mort dans un naufrage. Morphée est chargé par le dieu du Sommeil d’annoncer la triste nouvelle à la femme. Morphée prendra l’apparence de Céyx pour lui apparaître comme son fantôme. Alcyone est donc «victime d’une duperie de la part des immortels, qui lui envoient le simulacre de son mari, car le monde du songe est faux et mensonger» (J. Bouquet).
Junon intervient pour des raisons purement formelles: une femme en deuil ne pouvait pas approcher son autel, car elle est la déesse du mariage.
Les Métamorphoses , 11, 580-678. Texte et traduction extraits de Itineraria electronica.
Jean Bouquet, Le songe dans l’épopée latine d’Ennius à Claudien, Bruxelles, Labor, 2001.
Un envoyé du Sommeil
Junon ne peut souffrir qu’Alcyone lui adresse encore des prières pour un époux qui n’est plus, et voulant de son autel écarter ses mains funestes et des vœux superflus: «Iris, dit-elle, de mes volontés fidèle interprète, pars, vole rapidement au palais du Sommeil; ordonne-lui d’envoyer vers Alcyone un Songe qui, sous les traits de Céyx, lui fasse connaître son naufrage et sa mort.» Elle dit. Iris a revêtu sa robe aux mille couleurs; elle part; son arc brillant trace sa route. Elle vole vers l’antre du Sommeil.
Près du pays des Cimmériens, un mont creusé en voûte recèle un antre profond, du Sommeil nonchalant retraite et palais solitaire. Soit que le soleil se lève à l’orient, soit qu’il arrive au milieu de sa carrière, ou que vers l’Hespérie il abaisse son char, jamais ses rayons ne pénètrent l’obscurité de ces lieux. D’humides brouillards les environnent. Un jour douteux à peine les éclaire. Jamais le chant du coq n’y appelle l’Aurore. Jamais le silence n’y est troublé par la voix des chiens vigilants, par celle de l’oiseau qui, plus fidèle encore, sauva le Capitole. On n’y entend jamais le lion rugissant, l’agneau bêlant, ni l’aquilon sifflant dans le feuillage, ni l’homme et ses clameurs. Le repos muet habite ce désert. Seulement du fond de la caverne obscure, sort un ruisseau, image du Léthé, qui, sur les cailloux roulant une onde paresseuse, par son doux murmure appelle le sommeil. Autour de l’antre croissent diverses plantes et fleurissent d’innombrables pavots. La Nuit exprime leurs sucs assoupissants, et les répand dans l’univers. Rien ne défend l’entrée de ce palais; aucune garde n’y veille. Une porte tournant sur ses gonds du dieu fatiguerait l’oreille. Au fond s’élève un lit d’ébène fermé d’un rideau noir. Là , plongé dans un épais duvet, le dieu sans cesse repose ses membres languissants.
Autour de lui, sous mille formes vaines, sont couchés des Songes, égaux en nombre aux épis des champs, aux feuilles des forêts, aux sables que la mer laisse sur le rivage. Iris écarte, de ses mains, les Songes fantastiques; elle entre: les feux dont brille son écharpe de ce palais éclairent les ténèbres. Le dieu ouvre à peine et referme ses yeux appesantis. Plusieurs fois il se soulève sur sa couche et retombe. Plusieurs fois son menton se relève et sur son sein redescend. Enfin il s’arrache à lui-même, et sur un bras languissamment penché, il reconnaît la déesse, et demande quel motif l’amène dans ces lieux:
«Sommeil, dit-elle, repos de la Nature; ô toi, des dieux le plus paisible; Sommeil, paix de l’âme, doux remède aux peines qu’elle endure; qui du corps répares la fatigue et lui rends sa vigueur: commande aux Songes, qui du vrai sont l’image fidèle, d’aller à Trachine, sous les traits de Céyx, apprendre à la triste Alcyone le naufrage de son époux. Tel est l’ordre de Junon». Iris a rempli son message, et s’envole soudain.
Elle ne pouvait plus résister à la vapeur assoupissante qui déjà se glissait dans ses sens. Elle remonte au céleste séjour, sur cet arc brillant qui l’avait amenée.
Parmi ses mille enfants, le Sommeil choisit Morphée habile à revêtir la forme et les traits des mortels. Nul ne sait mieux que lui prendre leur figure, leur démarche, leur langage, leurs habits, leurs discours familiers. Mais de l’homme seulement Morphée représente l’image. Un autre imite les quadrupèdes, les oiseaux, et des serpents les replis tortueux. Les dieux le nomment Icélos, les mortels Phobétor. Un troisième, c’est Phantasos, emploie des prestiges différents. Il se change en terre, en pierre, en onde, en arbre; il occupe tous les objets qui sont privés de vie. Ces trois Songes voltigent, pendant la nuit, dans le palais des rois, sous les lambris des grands; les autres, Songes subalternes, visitent la demeure des vulgaires mortels. Ce n’est point à ces derniers que le Sommeil s’adresse. Il n’appelle que Morphée. Il le charge de remplir les ordres de Junon, et succombant aux langueurs du repos, il retombe sur sa couche, abaisse sa paupière, et s’endort.
Morphée vole à travers les ténèbres. Son aile taciturne ne trouble point le silence de l’air. Dans un instant il arrive aux remparts de Trachine. Il dépose son plumage sombre, prend les traits de Céyx, et, sous cette forme, nu, livide, et glacé, il s’arrête devant le lit de la triste Alcyone. Sa barbe est humide, et l’onde a mouillé ses cheveux épars. Il se penche sur le lit, et le visage baigné de larmes:
«Malheureuse épouse, dit-il, reconnais-tu Céyx? La mort a-t-elle pu changer mes traits? Regarde: c’est ton époux, ou plutôt c’est son ombre. Tes vœux, chère Alcyone, ne m’ont été d’aucun secours. J’ai cessé de vivre. Cesse d’espérer que je puisse être rendu à ton amour. Au sein de la mer Égée, la tempête a surpris mon vaisseau; bientôt submergé, les vents l’ont englouti dans les ondes. J’appelais en vain Alcyone lorsque ma bouche a reçu le flot mortel. Tu ne vois point en moi l’auteur suspect d’une fausse nouvelle. Elle ne te parvient point par les bruits vagues de la renommée. C’est moi-même qui viens après mon naufrage te faire connaître mon triste destin. Éveille-toi, lève-toi, donne des larmes à ma mort. Revêts des voiles funèbres, et ne laisse point mon ombre descendre dans les Enfers, sans avoir reçu le tribut de tes larmes.» Ainsi parle Morphée. Sa voix est celle de l’époux d’Alcyone. Il paraît verser des larmes véritables. Son geste est semblable au geste de Céyx.
Alcyone gémit; elle pleure, elle agite ses bras en dormant. Elle veut embrasser son époux, et c’est l’air qu’elle embrasse: «Demeure, s’écrie-t-elle, où fuis-tu? Nous irons ensemble chez les morts». Troublée par la voix et par l’image de Céyx, elle s’éveille. Ses esclaves ont entendu ses cris; une lampe à la main, elles accourent: Alcyone cherche l’ombre à ses yeux apparue.