Victor de Jouy

L'hermite de la Chaussée-d'Antin

France   1811

Genre de texte
histoire

Contexte
Le libraire et M. L’Hermite, auteur, correspondent. Dans leurs lettres, ils font une critique des mœurs et habitudes parisiennes. Ici, L’Hermite raconte une aventure qui est arrivée à son domestique appelé Paul, qui a gagné à la loterie à la suite d’un songe annonçant son gain.

Texte témoin
L'hermite de la Chaussée-d'Antin ou Observations sur les moeurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle . Paris, Pillet, 1815-1817, p. 262-263. N 22, 7 décembre T 1. BNF, Gallica.




Le rêve d’une voisine

Vertus prophétiques du civet

« Vous êtes en retard, Paul; que vous est-il donc arrivé?
– C’est que je cherche depuis une demi-heure comment je m’y prendrai pour annoncer à monsieur...
– Quoi donc?
– Que je le quitte.
– Et la raison?
– C’est que je vais me marier avec la fruitière notre voisine.
– Mais vous n’avez rien ni l’un ni l’autre?
– Pardonnez-moi, monsieur, nous avons mis à la loterie.
– C’est une chance de plus que Jeannot, qui croyait pouvoir y gagner sans y mettre; mais ce n’est pas encore là ce qu’on appelle du bien au soleil.
– Monsieur aurait bien raison si la voisine n’avait pas rêvé de loups et d’eau bourbeuse, après avoir mangé avec moi un civet de lièvre, circonstances qui indiquent, d’une manière infaillible, la sortie des numéros 3, 6 et 1, sur lesquels nous avons mis un terne sec de 6 fr : ce terne, d’après le calcul du buraliste, doit nous produire 33 000 francs, dont la moitié forme la dot de ma femme, et l’autre mon patrimoine. Chacun de nous prend cinq ou six mille francs sur sa part pour acheter un petit fonds de limonadier que nous avons en vue, et que monsieur voudra bien achalander en disant un petit mot, dans son bulletin, de mon talent pour faire des glaces. »

J’interrompis mon homme pour lui réciter la fable du pot au lait; mais, tout en se moquant des folles espérances de la laitière qui fonde sa fortune sur un si fragile appui, il ne concevait pas que j’élevasse un doute sur la sortie d’un terne annoncé non seulement par le rêve de loups et d’eau bourbeuse, mais par la rencontre qu’il avait faite, en allant au bureau de loterie, d’un fiacre numéroté 613, où se trouvent les nombres 3, 6 et 1. Je voulus prouver à ce pauvre garçon qu’il était la dupe du préjugé le plus ridicule; je l’assurai que tous les médecins (excepté le docteur Pedro Rezi, médecin de l’île de Barataria, dont Sancho était gouverneur) lui déclareraient que la chair de lièvre n’a point de vertu prophétique; qu’il n’y avait rien de commun, du moins dans le sens où il l’entendait, entre les loups, l’eau bourbeuse et la loterie : je ne parvins pas même à lui faire comprendre qu’il était prudent de remettre après le tirage à s’occuper d’achats et de préparatifs qui supposaient le gain du terne sec.

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