Eugène Sue

Atar-Gull

France   1831

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe à la fin du livre cinquième (il y a six livres).

Abandonné par son équipage en pleine mer sur un canot, le capitaine Brulart, un corsaire, est recueilli par Le cambrian. Le lieutenant de la frégate l’interroge et le condamne à être pendu à la grande vergue du bateau au coucher du soleil, soit à six heures. On emprisonne Brulart dans la cale où, vers trois heures, il consomme de l’opium et s’endort. Il fait alors ce rêve auquel se mêle la réalité de sa mise à mort.

Texte témoin
Œuvres Illustrées, T.1., Paris, Impr. Schneider, S. D., p. 31-34.




Les rêves de Brulart 2

La fin d’un corsaire

Dans ce rêve il était rajeuni. Il avait seize ans. Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu inconnu. Il était aspirant de la marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du Cygne, un brick leste et joli comme son nom. Il s'éveilla en disant : « me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid... ah! ... quel cauchemar! ... » et, mollement balancé sur son hamac, il ne dormait plus, il pensait à je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se jouait autour de cette charmante image... c'était sa taille de reine... son regard imposant et ses grands sourcils noirs, dont il avait peur, le naïf jeune homme... sa main douce et blanche qu'il toucha une fois... une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la fois voluptueuse et cruelle...

et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait, ses yeux se noyaient de larmes. « mon dieu, mon dieu, -disait-il en se tordant sur son hamac, que je suis malheureux... quelle existence! L'océan, toujours l'océan! Des matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant le cÅ“ur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait tressaillir... j'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer aux pieds d'une femme : je n'ai plus de mère, moi! ... seul, isolé, il faut bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me plaigne! »

Et le canon tonnait tout à coup.

Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son chapeau ciré, qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une jeune fille, et il courait sur le pont... en le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un hardi et intrépide enfant, le premier au feu, à l'abordage; oh! Une âme forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux anglais.

Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick le cygne était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre.

L'abordage... l'abordage!

Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il débordait...

le capitaine du brick... mort, le second, mort, l'équipage, mort; il ne restait que lui, le jeune enfant, et quelques matelots d'élite. Il mit le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant lui-même tombeau pied du grand mât de la corvette anglaise... mais de son coup de poignard il a renversé le capitaine. L'anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant!

Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port afin de réparer le navire. Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête jetait le brick sur des rochers. Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait meurtri, sanglant, sur le rivage...

et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un éclair lui faisait découvrir. Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux et les granits qui couvraient le sol. Mais une lueur douce et rose venait tout à coup se jouer sur les facettes des brillants stalactites. Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes.

Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse.

Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux diaprés; une tunique blanche, un voile bleu, brodé de fleurs d'argent et de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble vêtement.

« Je t'attendais, disait la divinité en faisant asseoir l'enfant auprès d'elle : vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes grondent et mugissent; d'un mot, je fais pâlir les marins les plus intrépides : c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et sois fier de la puissance de ta mère. »

Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble, les voûtes sont ébranlées, c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres sifflements retentissent d'échos en échos... « je veux que le calme renaisse, dit la divinité, et qu'il vienne caresser mon fils. »

Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et balance, remplacent cet horrible ouragan.

Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en éblouissante clarté.

Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de jouissance.

Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant :

« ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu goûteras auprès d'elle, car elle t'aimera... car tu es un de mes fils; je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi... » et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait...

Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon, entouré de glaces et de soie, sa tête reposait sur de magnifiques dentelles, et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois mis hors de lui, celle qui devait l'aimer, avait dit la divinité. Elle était là, à genoux, près de lui, une cuiller d'or à la main, ses beaux sourcils un peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé.

« oh! Mon dieu, dit-il, oh! Madame, c'est vous... mais où suis-je? ... j'ai donc fait un rêve? ... cette éblouissante caverne... cette divinité...

– Pauvre enfant, remettez-vous, dit la jolie femme. Un affreux coup de vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi, à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave, que j'ai demandé comme une faveur de vous soigner.

– Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure... »

et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses beaux yeux timidement baissés. Et elle se disait en souriant : « il a l'air d'une fille, et pourtant si jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au feu, tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même, - pensa-t-elle en rougissant. ;»

– Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester longtemps ici?

– Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant... – ah! dit-il... en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit connaissance. Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces.

« Grand dieu! Il se trouve mal, » cria la jolie femme en se penchant à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment.

Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu pâle, mais cette pâleur lui allait si bien... disait la dame aux sourcils noirs. Et un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante personne, elle entra. Elle ne lui avait jamais semblé plus belle. « Arthur, lui dit-elle en se plaçant sur un doux sofa, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Venez près de moi, mais ne tremblez pas, comme toujours. »

le jeune homme n'osait lever les yeux, et son cœur battait bien fort....

« on vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois mois, ajouta-t-elle à voix basse, nous les passerons... à ma terre. Le voulez-vous? »

Arthur pâlissait et restait muet. Il ne pouvait croire à tant de bonheur.

« comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette décision sans vous consulter... allons, Arthur, ne tremblez donc pas ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant? ...

Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle.

« oh! Oui,-dit-il en tombant à ses genoux, oh! Oui, vous êtes tout pour moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt... je vous aime de toute la tendresse que j'ai dans le cÅ“ur, je vous aime comme une mère, comme une sÅ“ur, comme une amie; ô vous... toujours vous, vous serez mon dieu, ma religion, ma croyance. »

Et Arthur, hors de lui, baisait les genoux, les mains, les pieds de la jeune femme, dont le sein palpitait, et qui disait d'une voix émue : « Arthur... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y crois... finissez... Arthur... »

Et il se trouvait à la terre de sa protectrice.

C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille gouvernante dévouée et un jardinier sourd.

Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une inconcevable impatience.

Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais commodes, retirés, silencieux. Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques fauteuils si bons et si moelleux. Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle abaissait sur lui son humide regard.

« Tu m'aimeras donc toujours... Arthur? – lui disait-elle en le baisant au front. – oh! Toujours, ma vie, à toi, ma vie... » disait l'ardent jeune homme en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie sÅ“ur, mère ou amie, comme il disait.

Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras, en une multitude de boucles brunes et luisantes.

Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les divisait, les nattait, en couvrait sa figure.

Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit tout à coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes.

Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune femme, et, dressant tout à coup sa jolie figure au milieu de cette forêt d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un délirant baiser.

« ah! dit-elle avec une petite moue enchanteresse, ah! Vous me trompiez... Arthur, je vais vous étrangler... »

En approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en souriant...

oh ! dit-il, en baisant sa gorge d’ivoire... méchante, tu veux me tuer... car tu serres bien fort... c’est comme dans mon rêve de cette nuit... mais que fais-tu ? Oh... à toi... ma vie... je meurs... mon ange... »

C’est qu’à ce moment de son rêve on pendait réellement Brulart à bord du Cambrian, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu’on avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation.

Abîmé dans l’état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa dose d’opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l’avait plongé dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses guides à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts, sans voir, s’était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère attention, plongé qu’il était dans les délices de ses songes merveilleux.

Alors qu’on pendait le corps, l’esprit était ailleurs. Somme toute, il mourut dans une ravissante extase de plaisir. Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de la strangulation, une inconcevable expression de bonheur.

Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart et sur des effets propres à la pendaison. (voir le dictionnaire des sciences médicales.) Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets aux pieds.

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