Honoré de Balzac

Jésus-Christ en Flandre

France   1831

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe à la fin de la nouvelle.

Quelques personnes, un soir, sont assises dans une barque chargée de les faire traverser la mer de l'île de Cadzant à Ostende, un gros bourg flamand. Juste avant le départ, un homme surgit et demande à monter. Une tempête se lève durant le voyage et les conditions s'aggravent tellement que la barque chavire. L'étranger se lève à travers les flots et dit à ses compagnons : « Ceux qui ont la foi seront sauvés; qu'ils me suivent ! » (p. 605). Dans une chaumière de pêcheur où les survivants se sont réunis, on a construit le couvent de la Merci où le narrateur de cette histoire se trouve en 1830. C'est dans cette église qu'il fera le rêve qui changera sa vie en lui redonnant la foi en Dieu.

Notes
Charles X : roi de France régnant durant la révolution de juillet 1830.

Messaline : femme de l'empereur Claude célèbre pour ses débauches et ses crimes.

Texte témoin
Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, vol. 27, Paris, Louis Conard libraire-éditeur, 1910, p. 310-316.

Édition originale
Honoré de Balzac, Romans et contes philosophiques : Jésus-Christ en Flandre, Paris, Gosselin, 1831.

Édition critique
Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, tome IX, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1950, p. 261-266.

Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, tome II, Paris, Rencontre, 1976, p. 607-613.




Le rêve de Jésus-Christ en Flandre

Dans une cathédrale

À force de regarder ces arcades merveilleuses, ces arabesques, ces festons, ces spirales, ces fantaisies sarrasines qui s'entrelaçaient les unes dans les autres, bizarrement éclairées, mes perceptions devinrent confuses. Je me trouvai, comme sur la limite des illusions et de la réalité, pris dans les pièges de l'optique et presque étourdi par la multitude des aspects. Insensiblement ces pierres découpées se voilèrent, je ne les vis plus qu'à travers un nuage formé par une poussière d'or, semblable à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil dans une chambre. Au sein de cette atmosphère vaporeuse qui rendit toutes les formes indistinctes, la dentelle des roses resplendit tout à coup. Chaque nervure, chaque arête sculptée, le moindre trait s'argenta. Le soleil alluma des feux dans les vitraux dont les riches couleurs scintillèrent. Les colonnes s'agitèrent, leurs chapiteaux s'ébranlèrent doucement. Un tremblement caressant disloqua l'édifice, dont les frises se remuèrent avec de gracieuses précautions. Plusieurs gros piliers eurent des mouvements graves comme est la danse d'une douairière qui, sur la fin d'un bal, complète par complaisance les quadrilles. Quelques colonnes minces et droites se mirent à rire et à sauter, parées de leurs couronnes de trèfles. Des cintres pointus se heurtèrent avec les hautes fenêtres longues et grêles, semblables à ces dames du Moyen Âge qui portaient les armoiries de leurs maisons peintes sur leurs robes d'or. La danse de ces arcades mitrées avec ces élégantes croisées ressemblaient aux luttes d'un tournoi. Bientôt chaque pierre vibra dans l'église, mais sans changer de place. Les orgues parlèrent, et me firent entendre une harmonie divine à laquelle se mêlèrent des voix d'anges, musique inouïe, accompagnée par la sourde basse-taille des cloches dont les tintements annoncèrent que les deux tours colossales se balançaient sur leurs bases carrées. Ce sabbat étrange me sembla la chose la plus naturelle, et je ne m'en étonnai pas après avoir vu Charles X à terre. J'étais moi-même doucement agité comme sur une escarpolette qui me communiquait une sorte de plaisir nerveux, et il me serait impossible d'en donner une idée. Cependant, au milieu de cette chaude bacchanale, le choeur de la cathédrale me parut froid comme si l'hiver y eût régné. J'y vis une multitude de femmes vêtues de blanc, mais immobiles et silencieuses. Quelques encensoirs répandirent une odeur douce qui pénétra mon âme en la réjouissant. Les cierges flamboyèrent. Le lutrin, aussi gai qu'un chantre pris de vin, sauta comme un chapeau chinois. Je compris que la cathédrale tournait sur elle-même avec tant de rapidité que chaque objet semblait y rester à sa place. Le Christ colossal, fixé sur l'autel, me souriait avec une malicieuse bienveillance qui me rendit craintif, je cessai de le regarder pour admirer dans le lointain une bleuâtre vapeur qui se glissa à travers les piliers, en leur imprimant une grâce indescriptible. Enfin plusieurs ravissantes figures de femmes s'agitèrent dans les frises. Les enfants qui soutenaient de grosses colonnes, battirent eux-mêmes des ailes. Je me sentis soulevé par une puissance divine qui me plongea dans une joie infinie, dans une extase molle et douce. J'aurais, je crois, donné ma vie pour prolonger la durée de cette fantasmagorie, quand tout à coup une voix criarde me dit à l'oreille : — Réveille-toi, suis-moi !

Une femme desséchée me prit la main et me communiqua le froid le plus horrible aux nerfs. Ses os se voyaient à travers la peau ridée de sa figure blême et presque verdâtre. Cette petite vieille froide portait une robe noire traînée dans la poussière, et gardait à son cou quelque chose de blanc que je n'osais examiner. Ses yeux fixes, levés vers le ciel, ne laissaient voir que le blanc des prunelles. Elle m'entraînait à travers l'église et marquait son passage par des cendres qui tombaient de sa robe. En marchant, ses os claquèrent comme ceux d'un squelette. À mesure que nous marchions, j'entendais derrière moi le tintement d'une clochette dont les sons pleins d'aigreur retentirent dans mon cerveau, comme ceux d'un harmonica.

— Il faut souffrir, il faut souffrir, me disait-elle.

Nous sortîmes de l'église, et traversâmes les rues les plus fangeuses de la ville; puis, elle me fit entrer dans une maison noire où elle m'attira en criant de sa voix, dont le timbre était fêlé comme celui d'une cloche cassée : — Défends-moi, défends-moi !

Nous montâmes un escalier tortueux. Quand elle eut frappé à une porte obscure, un homme muet, semblable aux familiers de l'inquisition, ouvrit cette porte. Nous nous trouvâmes bientôt dans une chambre tendue de vieilles tapisseries trouées, pleine de vieux linges, de mousselines fanées, de cuivres dorés.

— Voilà d'éternelles richesses ! dit-elle.

Je frémis d'horreur en voyant alors distinctement à la lueur d'une longue torche et de deux cierges, que cette femme devait être récemment sortie d'un cimetière. Elle n'avait pas de cheveux. Je voulus fuir, elle fit mouvoir son bras de squelette et m'entoura d'un cercle de fer armé de pointes. À ce mouvement, un cri poussé par des millions de voix, le hurrah des morts, retentit près de nous !

— Je veux te rendre heureux à jamais, dit-elle. Tu es mon fils !

Nous étions assis devant un foyer dont les cendres étaient froides. Alors la petite vieille me serra la main si fortement que je dus rester là. Je la regardai fixement, et tâchai de deviner l'histoire de sa vie en examinant les nippes au milieu desquelles elle croupissait. Mais existait-elle ? C'était vraiment un mystère. Je voyais bien que jadis elle avait dû être jeune et belle, parée de toutes les grâces de la simplicité, véritable statue grecque au front virginal.

— Ah ! ah ! lui dis-je, maintenant je te reconnais. Malheureuse, pourquoi t'es-tu prostituée aux hommes ? Dans l'âge des passions, devenue riche, tu as oublié ta pure et suave jeunesse, tes dévouements sublimes, tes moeurs innocentes, tes croyances fécondes, et tu as abdiqué ton pouvoir primitif, ta suprématie tout intellectuelle pour les pouvoirs de la chair. Quittant tes vêtements de lin, ta couche de mousse, tes grottes éclairées par de divines lumières tu as étincelé de diamants, de luxe et de luxure. Hardie, fière, voulant tout, obtenant tout et renversant tout sur ton passage, comme une prostituée en vogue qui court au plaisir, tu as été sanguinaire comme une reine hébétée de volonté. Ne te souviens-tu pas d'avoir été souvent stupide par moments ? Puis tout à coup merveilleusement intelligente, à l'exemple de l'Art sortant d'une orgie. Poète, peintre, cantatrice, aimant les cérémonies splendides, tu n'as peut-être protégé les arts que par caprice, et seulement pour dormir sous des lambris magnifiques ? Un jour, fantasque et insolente, toi qui devais être chaste et modeste, n'as-tu pas tout soumis à ta pantoufle, et ne l'as-tu pas jetée sur la tête des souverains qui avaient ici-bas le pouvoir, l'argent et le talent ! Insultant à l'homme et prenant joie à voir jusqu'où allait la bêtise humaine, tantôt tu disais à tes amants de marcher à quatre pattes, de te donner leurs biens, leurs trésors, leurs femmes même, quand elles valaient quelque chose ! Tu as, sans motif, dévoré des millions d'hommes, tu les as jetés comme des nuées sablonneuses de l'Occident sur l'Orient. Tu es descendue des hauteurs de la pensée pour t'asseoir à côté des rois. Femme, au lieu de consoler les hommes, tu les as tourmentés, affligés ! Sûre d'en obtenir, tu demandais du sang ! Tu pouvais cependant te contenter d'un peu de farine, élevée comme tu le fus, à manger des gâteaux et à mettre de l'eau dans ton vin. Originale en tout, tu défendais jadis à tes amants épuisés de manger, et ils ne mangeaient pas. Pourquoi extravaguais-tu jusqu'à vouloir l'impossible ? Semblable à quelque courtisane gâtée par ses adorateurs, pourquoi t'es-tu affolée de niaiseries et n'as-tu pas détrompé les gens qui expliquaient ou justifiaient toutes tes erreurs ? Enfin, tu as eu tes dernières passions ! Terrible comme l'amour d'une femme de quarante ans, tu as rugi ! tu as voulu étreindre l'univers entier dans un dernier embrassement, et l'univers qui t'appartenait t'a échappé. Puis, après les jeunes gens sont venus à tes pieds des vieillards, des impuissants qui t'ont rendue hideuse. Cependant quelques hommes au coup d'oeil d'aigle te disaient d'un regard : — Tu périras sans gloire, parce que tu as trompé, parce que tu as manqué à tes promesses de jeune fille. Au lieu d'être un ange au front de paix et de semer la lumière et le bonheur sur ton passage, tu as été une Messaline aimant le cirque et les débauches, abusant de ton pouvoir. Tu ne peux plus redevenir vierge, il te faudrait un maître. Ton temps arrive. Tu sens déjà la mort. Tes héritiers te croient riche, ils te tueront et ne recueilleront rien. Essaie au moins de jeter tes hardes qui ne sont plus de mode, redeviens ce que tu étais jadis. Mais non ! tu t'es suicidée ! N'est-ce pas là ton histoire ? lui dis-je en finissant, vieille caduque, édentée, froide, maintenant oubliée, et qui passe sans obtenir un regard. Pourquoi vis-tu ? Que fais-tu de ta robe de plaideuse qui n'excite le désir de personne ? où est ta fortune ? pourquoi l'as-tu dissipée ? où sont tes trésors ? qu'as-tu fait de beau ?

À cette demande, la petite vieille se redressa sur ses os, rejeta ses guenilles, grandit, s'éclaira, sourit, sortit de sa chrysalide noire. Puis, comme un papillon nouveau-né, cette création indienne sortit de ses palmes, m'apparut blanche et jeune, vêtue d'une robe de lin. Ses cheveux d'or flottèrent sur ses épaules, ses yeux scintillèrent, un nuage lumineux l'environna, un cercle d'or voltigea sur sa tête, elle fit un geste vers l'espace en agitant une longue épée de feu.

— Vois et crois ! dit-elle.

Tout à coup je vis dans le lointain des milliers de cathédrales, semblables à celles que je venais de quitter, mais ornées de tableaux et de fresques; j'y entendis de ravissants concerts. Autour de ces monuments, des milliers d'hommes se pressaient, comme des fourmis dans leurs fourmilières. Les uns empressés de sauver des livres et de copier des manuscrits, les autres servant les pauvres, presque tous étudiant. Du sein de ces foules innombrables surgissaient des statues colossales, élevées par eux. À la lueur fantastique, projetée par un luminaire aussi grand que le soleil, je lus sur le socle de ces statues : SCIENCES. HISTOIRE. LITTÉRATURES.

La lumière s'éteignit; je me retrouvai devant la jeune fille, qui, graduellement, rentra dans sa froide enveloppe, dans ses guenilles mortuaires, et redevint vieille. Son familier lui apporta un peu de poussier, afin qu'elle renouvelât les cendres de sa chaufferette, car le temps était rude; puis, il lui alluma, à elle qui avait eu des milliers de bougies dans ses palais, une petite veilleuse afin qu'elle pût lire ses prières pendant la nuit.

— On ne croit plus ! ...dit-elle.

Telle était la situation critique dans laquelle je vis la plus belle, la plus vaste, la plus vraie, la plus féconde de toutes les puissances.

— Réveillez-vous, monsieur, l'on va fermer les portes, me dit une voix rauque.

En me retournant, j'aperçus l'horrible figure du donneur d'eau bénite, il m'avait secoué le bras. Je trouvai la cathédrale ensevelie dans l'ombre, comme un homme enveloppé d'un manteau.

— Croire ! me dis-je, c'est vivre ! Je viens de voir passer le convoi d'une Monarchie, il faut défendre l'ÉGLISE !

Paris, février 1831.

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