Julien Green

« L'autre Sommeil »

France   1930

Genre de texte
nouvelle

Contexte
Vers le milieu de la nouvelle.

Denis raconte son existence dans cette courte nouvelle qui se déroule à Paris. Au moment du rêve, il vit seul avec sa mère car son père s'est suicidé il y a quelques années. Il n'a pas beaucoup d'amis et la seule personne qui compte vraiment est son cousin Claude, un orphelin venant de la campagne et que ses parents ont recueilli pendant plusieurs années. Ce songe précède une première aventure où, comme il le dit, « la vie et [ses] rêves essayèrent de se joindre » (p. 844).

Notes
Porte énéidienne « Il y a deux portes du Sommeil » (Virgile, l'Énéide, fin du livre 6). Avant minuit, les faux rêves viennent au dormeur en passant par la porte d'ivoire, mais après minuit, les « Ombres vraies » lui viennent de la porte de corne. Virgile reprend ici une distinction faite par Homère dans le récit du rêve de Pénélope.

Champ de Mars : ce parc est situé entre la Tour Eiffel et l'École militaire.

* Pour Jacques Petit, confondant le personnage et son auteur, l'« interprétation suggérée », le « désir d'un amour homosexuel », ne serait ni « la plus intéressante, ni la plus juste » (Pléiade, vol. 1, p. 1219). Il s'agirait plutôt, dans ces rêves de dédoublement, d'un profond désir de réconciliation avec soi-même, ce que Green atteindrait après la rédaction de son Autobiographie.

Texte témoin
Julien Green, l'Autre Sommeil, Genève et Paris, La Palatine (coll. « Les maîtres du roman »), 1950, p. 72-77.

Édition originale
Julien Green, « L'autre Sommeil », la Nouvelle Revue française, avril-juin 1930.

--, l'Autre Sommeil, Paris, Gallimard, 1931.

Édition critique
Julien Green, Å’uvres complètes, l'Autre Sommeil, éd. Jacques Petit, vol. 1, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, p. 839-840.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The Olitterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no 75, p. 291-300 (l'auteur n'étudie toutefois que les romans de Green).

PETIT, Jacques, annotation de Å’uvres complètes de Julien Green, vol. 1, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, p. 1219-1220.




Un rêve récurrent

Son double est nu et lumineux

Un des rêves qui me visitaient le plus familièrement à cette époque est demeuré dans ma mémoire jusqu'en ses moindres circonstances. On ne peut parler de tout, mais puisqu'il s'agit du seul sujet dont j'aie une connaissance absolue, autant le rendre intelligible. C'est une bizarrerie de mon esprit de ne croire à une chose que si je l'ai rêvée. Par croire, je n'entends pas seulement posséder une certitude, mais la retenir en soi de telle sorte que l'être s'en trouve modifié. Aussi, quelque insignifiante qu'elle soit, cette certitude vient toujours se mêler à mes pensées, mais il faut qu'elle pénètre en moi par la porte énéidienne qui livre passage aux songes véritables *.

Un après-midi de juin, comme je sommeillais, je me vis tout d'un coup dans une chambre inconnue. N'était un lit monumental qui en occupait le fond, cette pièce de dimensions grandioses eût été vide, mais, je ne sais comment, l'absence de meubles donnait une impression de faste. Un fleuve de lumière et d'air tiède inondait l'espace entre des murs d'une blancheur éclatante. Par la fenêtre ouverte arrivait jusqu'à moi un son merveilleux, magique. Sans doute bâtissait-on dans le voisinage, assez loin cependant pour que le bruit de ce travail ne fût qu'une espèce de murmure sonore. Ou plutôt, je crois que la chambre où je me tenais devait être au dernier étage d'une haute maison, en bordure du Champ de Mars *, si bien que les cris des scies perdaient de leur strideur en s'élevant dans le ciel et que le fracas des machines, atténué par la distance, semblait le bourdonnement de monstrueux insectes. Mais cette rumeur où je reconnaissais l'activité des hommes, un autre son la dominait, si profond, si dur et si grave que jusqu'au fond de ma poitrine j'en ressentais un frémissement et un choc. Peut-être de lourds marteaux heurtant des poutres de fer produisaient-ils ces vibrations retentissantes, mais pour moi quelqu'un venu des régions inhumaines faisait entendre la voix géante du destin.

Sur le lit reposaient deux corps nus. Étendus côte à côte, dans la plus grande immobilité, leurs mains seules se touchaient par les extrémités des doigts. De temps en temps, il flottait sur les paupières et le front des dormeurs l'ombre d'un geste invisible. J'admirais en silence leurs membres déliés et robustes et la respiration heureuse qui enflait leur poitrine et creusait leurs flancs. Aucun effroi, aucune pensée contraire ne les faisait tressaillir. Cette chair lisse qui recueillait la lumière connaissait de la souffrance l'idée seule qu'en peut donner le plaisir. Ces lèvres entrouvertes n'avaient jamais supplié; pas une larme n'avait alourdi les cils dont l'ombre palpitait quelquefois sur leurs joues. Mon cœur se mit à battre. Il existait donc une chose que la tristesse n'effleurait point. J'en avais le spectacle sous les yeux. Le bruit de fer montait autour de moi comme un flot et se confondait avec les pulsations de mon sang. Une veine tremblait au cou des dormeurs. Je regardai plus attentivement les deux corps : j'étais l'un et j'étais l'autre. Oui, la joie qui les parcourait ainsi que deux courants animés d'un mouvement sans fin, c'était en moi qu'elle trouvait sa source. Mon seul cœur envoyait la vie jusqu'au bout de ces doigts qui s'emmêlaient. Alors, dans le tumulte et la lumière, je fus saisi d'une émotion si violente qu'elle sembla m'arracher l'âme, et je me réveillai en nage.

Ce rêve m'instruisit mieux sur ma vraie nature que toutes les méditations et tous les gestes dictés par mon désir. Je sus que j'étais voué aux sens *. Ainsi apparaissaient les premières limites imposées à mon être. J'en éprouvai moins d'humiliation que de plaisir, car ma vanité était si forte que je trouvais un bonheur presque égal à m'abaisser qu'à m'élever.

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