L'abbé Prévost

Mémoires et aventures d’un homme de qualité

France   1728

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve apparaît au début de l’histoire et annonce les infortunes du héros.

Le narrateur, âgé de 17 ans, et sa sœur Julie, 16 ans, viennent de rencontrer leur grand-père paternel. Ils ne l’avaient jamais connu car celui-ci s’était opposé au mariage de leur père et l’avait déshérité ; il s’était ensuite remarié avec une jeune femme dont il avait eu deux enfants. Les retrouvailles se passent très bien, sauf les rapports avec la belle-mère du narrateur. Le lendemain de ce rêve, le grand-père sera atteint d’une maladie qui l’emportera en l’espace de huit jours.

Texte témoin
Mémoires et aventures d’un homme de qualité , 1728-1731, Genève, Slatkine, tome 1, p. 31-32.




Un cauchemar végétal

Transformé en arbre

Nous nous retirâmes assez tard. Il n'y a personne qui ne juge qu'après une journée passée si heureusement, et d'ailleurs un peu fatigué du voyage, je ne dusse dormir toute la nuit d'un profond sommeil. Je me mis au lit avec cette espérance; mais, juste ciel! Dans quel état me trouvai-je bientôt! Tout ce qu'il y eut jamais de songes affreux et funestes se présentèrent à mon imagination. Je vis une foule de spectres qui m'environnaient. La terre sur laquelle je marchais, était couverte de corps morts et à demi-pourris. J'entendis des cris perçants et lugubres, qui me pénétraient d'horreur et de saisissement. Je jetais les yeux de tous côtés; mais il ne se présentait rien qui put me rassurer. J'entrai dans une forêt fort sombre, que j'aperçus devant moi tout d'un coup: à peine eus-je fait les premiers pas que mes pieds devinrent immobiles; mes habits se changèrent en écorce, mes mains en branches; en un mot, je me vis transformé en un grand arbre. Je trouvai d'abord quelque consolation dans un sort si bizarre, parce qu'il me semblait que cette métamorphose me déroberait aux terribles fantômes qui m'avaient causé tant de frayeur; mais un moment après, je les vis venir plus affreux que jamais. Ils m'eurent bientôt démêlé parmi les autres arbres; il y en eut un qui monta sur mes branches, pour les couper avec un fer tranchant. Mes prières ni mes larmes ne purent l'attendrir. Il me donna plusieurs coups, dont il m'abattit autant de branches. Mon sang coulait à grands flots, et je ressentais des douleurs inexprimables. Pendant que je souffrais ce cruel martyre, et que la forêt retentissait de mes cris, il me sembla que je voyais Julie tout éplorée, qui accourait à mon secours; mais les spectres ne l'eurent pas plutôt aperçue qu'ils me quittèrent pour aller vers elle, comme s'ils eussent eu dessein de s'en saisir. Ce fut alors que, ne me possédant plus, je m'agitai si furieusement que je tombai de mon lit avec assez de violence. Cette chute me réveilla; et j'eus beaucoup de joie en reconnaissant que tout ce qui venait de m'arriver n'était qu'un songe.

Scoti, qui était couché dans un cabinet dont la porte communiquait à ma chambre, accourut au bruit que je fis en tombant. Il fut tout effrayé de me trouver à terre, mouillé de sueurs, et le visage enflammé. Je lui fis allumer du feu, et m’assis avec ma robe de chambre. Cependant l’affection extrême que j’avais pour ma sœur me fit craindre qu’il ne lui fût arrivé quelque malheur, dont le ciel eût voulu m’avertir pendant mon sommeil. Je courus vite à son appartement, qui n’était pas éloigné du mien. Elle s’éveilla au bruit que je fis en ouvrant sa porte ; et, m’ayant aperçu, elle me demanda comment je me portais, et pourquoi je m’étais levé si matin. Ah ! ma chère sœur, lui dis-je, vous portez-vous bien vous-même ? Que vous m’avez causé d’alarmes pendant cette nuit ! et que j’ai de joie de vous voir tranquille et en sûreté dans votre lit ! Elle voulut savoir ce qui me faisait tenir ce langage. Je lui racontai mon rêve, dont nous ne fîmes que rire, lorsqu’elle m’eut assuré qu’elle avait bien passé la nuit, et qu’elle n’avait pas vu de spectres qui eussent couru après elle. Je ne me remis point au lit, quoiqu’il fût tout au plus trois heures du matin.

[…]

J’eus encore, pendant ces deux jours, mille songes effrayants qui troublèrent mon sommeil. Si je parais trop exact à rapporter jusqu’à mes songes, ce n’est pas que j’en veuille conclure qu’ils aient un rapport nécessaire avec les choses qui doivent nous arriver; mais on me permettra de croire du moins que le Ciel peut s’en servir pour nous donner une manière d’avertissement à l’approche de certains malheurs.

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