Crébillon fils

Le Sylphe

France   1730

Genre de texte
prose

Contexte
Ce texte est sous-titré «Songe de Mme de R… écrit par elle-même à Mme de S…»

Notes
Un sylphe est un génie de l’air dans les mythologies celtes, germaniques et scandinaves. Il symbolise un être pur et spirituel. Son équivalent féminin est une sylphide.

Texte témoin
Le Sylphe. Songe de Mme de R… écrit par elle-même à Mme de S… Paris, Librairie des bibliophiles, 1873.

BNF. Gallica.




Songe ou réalité de la séduction?

Le sylphe

Vous vous plaignez à tort de mon silence, madame, et ce n’est pas assez pour accuser les gens de paresse d’être une fois sorti de la sienne. Que je vous ennuyerois si mon exactitude vous forçoit quelquefois à m’écrire! à peine avez-vous le tems de penser: considerez, peut-être ne l’avez-vous jamais fait, qu’il n’y a pas d’oisiveté au monde plus occupée que la vôtre. Le tumulte de Paris qui ne vous laisse pas le loisir de former une idée nette, les plaisirs qui se succedent sans cesse, la compagnie nombreuse dont le mélange amuse toujours, quelque ridicule qu’il puisse être; les façons de nos honnêtes gens, l’impertinence et la fadeur de nos petits maîtres, tant de cour que de ville, contraste bizarre qui dans le grand nombre se trouve toujours réuni; les avantures qui arrivent, et qui fournissent perpetuellement des occasions de médisance; les occupations de cœur, qui divertissent même quand elles n’interessent pas; le tems de la toilette, si agréablement rempli par nos jeunes sénateurs; le plaisir toujours varié que donne la coquetterie, le jeu qui occupe quand la désertion d’un amant ou les égards pour les bienséances laissent des momens à perdre: eh! Comment, dans cet embarras, pourriez-vous quelquefois songer à moi? Vous me reprochez mon goût pour la solitude: si vous sçaviez combien j’ai été agréablement occupée dans la mienne, vous viendriez avec moi prendre part à mes amusemens, quelque peu réels qu’ils soient peut-être. Vous vous moquerez de moi, sans doute, quand je vous avouerai que ces plaisirs que je vous vante tant ne sont que des songes. Oui, madame, ce sont des songes; mais il en est dont l’illusion est pour nous un bonheur réel, et dont le flatteur souvenir contribüe plus à notre félicité que ces plaisirs d’habitude qui reviennent sans cesse et qui nous pesent au milieu même du desir que nous avons de les bien goûter.

Vous sçavez que de tout tems j’ai souhaité avec ardeur de voir un de ces esprits élémentaires connus parmi nous sous le nom de sylphes. J’ai toujours cru que ce n’étoit point dans le fracas des villes qu’ils aimoient à se produire, et, le pourrez-vous croire? Voilà l’idée qui m’entraînoit si souvent à la campagne et me faisoit rejetter si fierement les conteurs de fleurettes: peut-être, sans l’envie que j’avois d’être digne de l’amour d’un sylphe, aurois-je succombé; car il y en a de jolis de ces conteurs-là. Je ne me repens point de ma séverité, puisqu’elle m’a conduite à mon but. C’est un songe, je ne vous donnerai mon avanture que sur ce pied-là, il faut ménager votre incrédulité. Cependant, si c’étoit un songe, je me souviendrois de m’être endormie avant que de l’avoir commencé, j’aurois senti mon reveil; et puis quelle apparence qu’un songe eût autant de suite qu’il y en a dans ce que je vais vous raconter? Comment aurois-je si bien retenu les discours du sylphe? Il n’est pas naturel que j’aie pensé ce que vous allez entendre, toutes les idées que vous y trouverez ne m’ont jamais été familieres. Oh! Assurément, je n’ai pas rêvé. Vous en croirez, au reste, ce qu’il vous plaira; quant à moi, je ne me servirai pas de ces mots: il me sembloit, je croyois voir; je dirai: j’étois, je voyois. Mais finissons ce préambule. J’étois, en ces derniers jours de la semaine passée, retirée dans ma chambre; la nuit étoit chaude, j’étois couchée d’une façon modeste pour quelqu’un qui se croit seul, mais qui ne l’auroit pas été si j’eusse crû avoir des spectateurs. Ennuyée d’une compagnie provinciale qui m’avoit obsedée toute la journée, je cherchois quelque dédommagement dans un livre de morale, lorsque j’entendis prononcer distinctement, quoi qu’à demi bas, et avec un soupir: «ô dieu! Que d’appas!» ces paroles me surprirent et, quittant mon livre, je tâchai, malgré la frayeur qui commençoit à me saisir, de prêter une oreille attentive. N’entendant plus rien dans ma chambre, je crûs m’être trompée et m’imaginai que mon esprit distrait m’avoit rendu présent ce que je venois de lire: cependant il n’y avoit pas d’apparence qu’il dût se trouver avec de la morale; d’ailleurs, dans ce moment, je ne rêvois à rien qui y pût convenir. J’étois encore plongée dans ces réflexions lorsque j’entendis plus distinctement que la premiere fois:

«ô mortels! êtes-vous faits pour la posseder! »

Quelque flatteuse que fût cette exclamation, elle redoubla ma peur, et, rentrant précipitamment dans mon lit, je me mis le drap sur la tête, demi morte et dans l’état affreux où peut se trouver une femme peureuse.

«ah! Cruelle, s’écria-t’on alors, pourquoi vous dérober à ma vûe? Que craignez-vous de quelqu’un qui vous adore et qui, malheureusement pour lui, est si respectueux qu’il n’ose employer la violence pour vous voir? Répondez-moi, du moins, ne mettez pas mon amour au désespoir ».

– hélas! Repris-je d’une voix étouffée, que pourrois-je répondre dans l’état où une avanture si surprenante me réduit?

– mais que pouvez-vous craindre avec moi? Replique-t’on, je vous ai déja dit que je vous adore. Rassurez-vous, je ne me montrerai pas, et quoique ma vûe pût bannir la crainte de votre ame, je ne veux pas vous exposer encore à la surprise qu’elle vous causeroit».

Remise un peu par ces paroles, je releve doucement mon drap: je vis qu’il ne s’agissoit que d’une déclaration d’amour, et je me souvins que j’en avois soutenu plus d’une avec fierté. Je n’ai pas l’ame foible, et je crus d’ailleurs n’avoir rien à douter d’une avanture qui commençoit de cette sorte. Cependant on étoit amoureux, j’étois seule et dans un état où j’avois tout à craindre de quelqu’un d’entreprenant et à qui je supposois plus de force qu’à un homme. Cette réflexion m’inquieta, je vis tout d’un coup le risque que je courois, et le vis avec d’autant plus de peur que je ne trouvois pas de moyen de le prévenir. Voilà de ces fâcheuses occasions où la vertu ne sauve de rien. J’imaginai aussi que c’étoit un esprit qui me parloit, et d’abord je le jugeai impalpable; cependant cet esprit étoit sensible, il m’aimoit: qu’est-ce qui l’auroit empêché de prendre un corps? Ces différentes idées me tenoient dans une irrésolution qui ne finissoit pas, lorsque la voix reprenant:

«je sçais tout ce qui se passe dans votre ame, ma belle comtesse, je serai respectueux: nous ne sommes entreprenans que quand nous sommes aimez.

– bon, dis-je en moi-même, je ne crois pas que je te mette jamais à portée de me manquer de respect.

– n’en répondez pas, dit la voix, nous sommes des amans un peu dangereux, nous sçavons tout ce qui se passe dans le cœur d’une femme; elle ne sçauroit former de désirs que nous ne satisfassions, nous entrons dans tous ses caprices, nous vieillissons ses rivales et nous augmentons ses charmes, nous connoissons toutes ses foiblesses, et quand elle pousse un soupir d’amour, que la nature dans un moment de distraction se trouve la plus forte, nous le saisissons; en un mot, la plus legere idée de tentation devient, par nos soins, tentation violente et bientôt satisfaite. Avouez que si les hommes avoient notre science, il n’y auroit pas une femme qui leur échappât. Ajoutez à cela que notre invisibilité est, contre les maris jaloux ou les meres ridicules, d’une ressource merveilleuse: point de précautions pour prévenir les leurs, point d’yeux surveillans qu’on ne trompe avec ce secret. Mais, de grace, ajouta-t’il, cessez de vous cacher à mes yeux; cette complaisance ne vous engage à rien, puisque vous ne me verrez que quand vous le voudrez et que vos sentimens pour moi dépendent uniquement de vous.»

A ces mots, je me montrai, et l’esprit, car c’en étoit un, fit à ma vûe un cri qui pensa me faire rentrer sous le drap; je me rassurai pourtant.»

ah! S’écria-t’il en me voyant, que de beautez! Quel dommage qu’elles fussent destinées à un vil mortel; il est impossible qu’elles m’échappent.

– quoi! Vous croyez, lui dis-je, que je ne vous échapperai pas?

– oui, sans doute, je le crois.

– je trouve, repris-je, bien de la présomption dans cette idée.

– vous vous trompez, il y en a beaucoup moins que de connoissance de votre cœur. Toutes les femmes ont la même façon de penser, les mêmes mouvemens, les mêmes desirs, la même vanité et, à peu de choses près, les mêmes réflexions, et ces réflexions toujours foibles quand il s’agit de combattre le penchant.

– mais la vertu, lui dis-je, croyez-vous qu’elle soit inutile?

Elle ne devroit pas l’être, reprit-il, et cependant j’imagine que vous lui donnez peu d’exercice.

– c’est trop mal penser de nous, repris-je, de nous croire incapables de la moindre réflexion.

– -non, répondit-il, je crois que vous réfléchissez, mais que votre cœur, plus vif et plus prompt, échappe à la réflexion et vous détermine plutôt pour le sentiment que pour la raison. Ce n’est pas que vous ne pensiez assez bien pour connoître ce qu’il faut éviter: il s’éleve des combats dans votre cœur, vous les soutenez pendant quelque tems, et vous succombez enfin, avec cette consolation que, si votre coeur s’étoit trouvé moins fort que vous, vous auriez remportéla victoire.

– croyez-vous donc, repris-je, que nous ne puissions jamais vaincre notre penchant? Sommes-nous si cruellement esclaves de nos passions que rien ne puisse les réprimer?

– cet article seroit, répondit-il, d’une trop longue discussion. Je crois qu’il n’est pas impossible de trouver des femmes vertueuses, mais, autant que j’en ai pû juger par votre commerce, la vertu n’est pas ce qui vous amuse le plus: vous sçavez qu’il en faut avoir, et il me semble que vous ne cedez à cette necessité qu’à regret. Une chose qui me paroît autoriser mon sentiment est la tristesse et la mauvaise humeur qui regnent sur le visage d’une femme vertueuse, d’une prude, de ces personnes qui se sont faites de la vertu par orgueil, pour avoir le plaisir d’insulter aux foiblesses de leur sexe. Il est des tems où elles payent ce plaisir bien cherement et qu’elles voudroient pouvoir y renoncer. Mais comment faire? C’est une vertu affichée qu’il faut soutenir, elles en gemissent en secret; toujours tentées, elles se feroient bientôt un délice de la tentation qui les tourmente si elles pouvoient être sûres que leurs foiblesses fussent ignorées. Leurs crieries perpetuelles contre les plaisirs prouvent moins la haine qu’elles leur portent que le regret qu’elles ont de s’en être privées par une vanité mal entenduë; ajoutez à cela qu’il est rare qu’une jolie femme soit prude, ou qu’une prude soit jolie femme, ce qui la condamne à se tenir justement à cette vertu que personne n’ose attaquer et qui est sans cesse chagrine du repos dans lequel on la laisse languir.

– mais pensez-vous, lui dis-je, que toutes les femmes soient prudes?

– les hommes, répondit-il, seroient bien malheureux s’il n’y avoit que des femmes de ce caractere.

– cependant, repris-je, ils veulent que nous soyons vertueuses.

– c’est, dit-il, un rafinement de goût chez eux de devoir à leurs séductions l’anéantissement d’une chose qui leur a tant couté à établir dans votre ame, et qui vous sied bien, quoique vous en disiez. Non cette vertu farouche qui n’en est que la grimace, mais celle que j’imagine, et que je ne puis vous peindre parce que je n’en ai point encore trouvé de cette sorte.

– qu’est-ce donc, lui demandai-je, que les hommes appellent vertu?

– la résistance que vous opposez à leurs desirs, et qui naît de votre attention sur vos devoirs.

– et quels sont-ils, repris-je, ces devoirs?

– ils étoient immenses, repliqua-t’il; mais comme vous les abregez chaque jour, je crois qu’il ne vous en restera plus à observer; aujourd’hui, ils ne consistent plus que dans la bienseance, encore n’est-elle pas exactement suivie.

– ce dérangement durera-t’il longtems ? Lui demandai-je.

– tant, répondit-il, que les femmes croiront la vertu idéale et le plaisir réel, et je ne vois pas d’apparence qu’elles changent de façon de penser. D’ailleurs, il n’y a point de femme qui n’ait quelque foible, et ce foible, quelque bien déguisé qu’il soit, n’échappe jamais à la recherche opiniâtre de l’amant. La voluptueuse se rend au plaisir des sens; la délicate, au charme de sentir son cœur occupé; la curieuse, au désir de s’instruire; il en couteroit trop à l’indolente pour refuser; la vaine perdroit trop si ses appas étoient ignorés, elle veut lire dans la fureur des desirs d’un amant l’impression qu’elle peut faire sur les hommes; l’avare cede au vil amour des presens; l’ambitieuse, aux conquêtes éclatantes, et la coquête à l’habitude de se rendre.

– vous êtes bien sçavant, lui dis-je.

– c’est, répondit-il, que j’ai voyagé de bonne heure. Mais ne commencez-vous pas à vous endormir? Cette grande envie de philosopher ne sied pas dans cette rencontre, et je suis sûr qu’actuellement vous me prenez pour un sylphe des plus novices: qui sçait si mal profiter des momens aussi doux que ceux que je passe auprès de vous ne merite pas qu’on les lui donne. Un sylphe amoureux parler morale! En bonne foi me pardonnerez-vous d’avoir si mal employé mon tems?

– je ne sçais pas, repris-je, quel autre usage vous en voudriez faire. Vous m’avez piquée, et je serai bien aise de vous prouver qu’il y a de la vertu.

– c’est-à-dire, répondit-il en riant, que vous n’en aurez que par contradiction. Je ne doute cependant pas que vous n’en ayez, et si je ne vous ai pas dit là-dessus tout ce que je pense, c’est qu’une aussi belle personne que vous offre tant de choses à louer qu’on n’a pas auprès d’elle le tems de vanter celle-là.

– je ne vous pardonne pourtant pas de l’avoir oubliée, lui dis-je: vous m’aimez, je vous en ferai bien repentir.

– ma belle comtesse, répondit-il, on dit à une belle qu’elle a des agrémens, parce qu’en le lui repetant souvent, c’est une façon polie de l’exhorter à en faire usage; mais ira-t’on la faire souvenir de sa vertu quand il est de notre intérêt qu’elle l’oublie? Au reste, point de menaces, toutes ces finesses sont bonnes avec les hommes, mais songez que vous ne pouvez me tromper. Cela est embarassant et je ne m’étonne pas de vous voir rêver: un amant qui sçait tout ce qu’on pense, qui pénétre tout, avec lequel on n’a aucune ressource, est quelque chose de bien incommode.

– en ce cas, répondis-je, je puis ne point essuyer cette fatigue: je ne vous aimerai pas.

-vous n’en ferez rien, dit-il. Pour éviter de m’aimer, il faudroit que vous me disiez bien serieusement de cesser de vous voir; qui plus est, il faudroit le vouloir, et c’est ce que vous ne voudrez pas. Curieuse comme vous l’êtes, vous ne pourrez jamais vous empêcher de voir la fin de cette avanture. Vous êtes précisément avec moi dans le cas où sont toutes les femmes dans les commencemens d’une passion: elles sçavent que pour ne pas succomber il faudroit fuïr; mais la passion plaît, elle échauffe le coeur, éteint les réflexions; la séduction est continuelle, le retour sur soi-même momentané; le plaisir redouble, la vertu disparoît, l’amant reste: comment fuïr? Et assurément vous ne fuirez pas.

– vous me paroissez un peu trop sûr de votre conquête, répondis-je; je voudrois un amant plus respectueux et dont les desirs plus timides me menageassent davantage.

– c’est-à-dire, interrompit-il, que vous voudriez que je perdisse un tems qui m’est précieux. Je ne suis point fait à cela.

– les femmes, sans doute, ne vous y ont point accoutumé.

– non, assurément, reprit-il.

– et vous avez plû par tout où vous avez adressé vos vœux?

– par tout, non, repliqua-t’il; j’ai été souvent obligé de changer de forme pour me faire aimer. La premiere personne qui me plut étoit une jeune innocente qui avoit encore peur des esprits. Je m’avisai de lui parler la nuit, je pensai la faire mourir. J’eus beau lui dire que j’étois un esprit aërien, que nous étions beaux, bien faits: l’énumeration que je lui fis de nos bonnes qualitez ne la rendit que plus craintive, et si je n’avois pris la figure de son maître de musique, j’étois perdu. Celle à laquelle je m’adressai ensuite étoit une dame de grande condition, fort ignorante, qui ne comprit rien non plus aux substances celestes, et qui ne voulut pas imaginer que je pûsse être un corps solide. Cette idée me fit auprès d’elle un tort considérable. Ne pouvant la vaincre malgré elle-même, je crus qu’en prenant la ressemblance d’un fort aimable homme qui l’aimoit, je pourrois la ramener: je perdis mon tems. Enfin, ne sçachant plus que faire, je me mis à son service et me travestis si bien qu’elle ne m’auroit jamais pris pour un esprit élementaire; et, voyez la bizarrerie! Je réussis. En Espagne, je trouvai une femme qui, après m’avoir vû, ne voulut pas de moi et me prefera son amant. Je n’ai pas encore eu ce chagrin en France. Le détail de mes avantures seroit trop long; je ne dois cependant pas oublier une femme sçavante, dont les études avoient eu pour principal objet l’astronomie et la physique. Je la vis et lui dis qui j’étois: je ne l’effrayai pas mais, quoiqu’avec des efforts incroyables, je ne la persuadai point.» comment, disoit-elle, est-il possible, si vous êtes dans votre région matiere corporelle, que notre air ne vous ait point étouffé en descendant parmi nous? Et si votre être n’est qu’un composé de vapeurs fines qui ne peuvent résister aux impressions de l’air et que le moindre vent peut dissoudre, à quoi pouvez-vous être bon ici?» loin de refuter cet argument par des discours, je la priai de m’admettre aux preuves. Elle y consentit, déterminée sans doute par le peu de risque qu’elle crut y courir, ou, supposé qu’il y en eût, par le plaisir d’avoir trouvé dans la physique élevée quelque chose d’extraordinaire que tout le monde ne sçût pas. J’essayai donc de la convaincre; mais dans le tems que je devois esperer qu’ellecédoit à la force de mes raisons. «ah dieu! Quel songe! «s’écria-t’elle. Avez-vous jamais vû d’incrédulité plus opiniâtre? Je ne me rebutai pas d’abord; mais, voyant qu’à quelque heure et de quelque façon que je lui parlasse, elle s’obstinoit, ainsi que vous le ferez sans doute, à me traiter de chimere et de songe, je m’ennuyai de lui donner matiere à rêver et la quittai, quoiqu’elle me fît esperer une conversion prochaine. Mais vous, ajouta-t’il, ne seriez-vous pas aussi incrédule?

– je ne serois pas du moins si curieuse, lui répondis-je. Je suis persuadée que je rêve, mais, contente du plaisir que ce songe me donne, je ne veux pas sçavoir s’il pourroit être verité.

– et moi, reprit l’esprit, je sens que tout devient trop verité auprès de vous; je ne veux plus m’exposer au danger de voir vos charmes, je pars assez malheureux pour n’avoir pû me faire aimer de vous, je vais me dérober aux rigueurs que votre cruauté me prépare.

– que vous êtes impatient! Comment voulez-vous que je vous aime? Sçais-je seulement ce que vous êtes?

– avez-vous eu, repliqua-t’il, la curiosité de le demander?

– helas! Répondis-je, j’ai craint de vous fâcher en vous le demandant; cette peur et celle que vous ne fussiez pis qu’un esprit m’ont contrainte. Mais, puisque vous me le permettez, qu’êtes-vous?

– vous, dit-il, qui croyez-vous que je sois?

– je vous crois, repris-je, esprit, démon ou magicien; mais, sous quelque espece que je vous imagine, je vous crois quelque chose de fort aimable et de fort singulier.-voudriez-vous me voir? Répondit l’esprit.

– non, dis-je, il n’est pas tems; répondez, de grace, à mes questions. Qu’êtes-vous?

– je suis un sylphe.

– un sylphe! M’écriai-je avec transport, un sylphe!

– oui, charmante comtesse, les aimeriez-vous ?

– si je les aime, grand dieu! Mais vous me trompez, il n’en est point, ou s’il en est, qu’est-ce que les mortels peuvent pour votre bonheur, et comment une essence aussi celeste que la vôtre peut-elle descendre au commerce des hommes?

– notre felicité, dit-il, nous ennuye quand nous ne la partageons avec personne, et tout notre soin est de chercher quelque objet aimable qui mérite de nous attacher.

– mais, interrompis-je, j’ai lû que les sylphides étoient si belles, pourquoi...– je vous entends, dit-il, pourquoi ne nous pas attacher constamment à elles? Nous ne les touchons pas assez, elles nous voyent trop, et ce n’est jamais que par raison et pour ne pas laisser perdre la race des sylphes qu’elles nous accordent quelques faveurs; la même consideration nous détermine, et, comme vous voyez; cela ne doit pas former entre nous des liens fort tendres: c’est à peu près agir comme vous autres humains quand vous êtes mariés. Nous cherchons des femmes qui nous tirent de notre léthargie, comme elles cherchent de leur côté des hommes qui les dédommagent de l’ennui que nous leur causons. Toutes ces choses sont reglées entre nous, et nous nous laissons de part et d’autre aller à notre penchant sans jalousie et sans mauvaise humeur. Vous rêvez, ajouta-t’il: avouez que c’est une chose gracieuse que d’avoir un sylphe pour amant. Il n’est point, comme je vous l’ai dit, de fantaisie que nous ne satisfassions, de biens dont nous ne comblions ce que nous aimons; plus esclaves qu’amans, nous sommes soumis à toutes ses volontés, incommodes dans un point seulement.

– quel est-il? Demandai-je brusquement.

– nous exigeons de la constance, et je veux bien vous avertir que la mort la plus cruelle suit toujours avec nous la moindre apparence d’infidelité.

– misericorde! M’écriai-je, je renonce à vous pour jamais.»

L’esprit, à ce discours, fit un éclat de rire qui me fit remarquer la simplicité de ma peur.

«vous riez, mon sylphe, lui dis-je.

– je ris, repartit-il, de ce qu’il n’y a point de femmes qui ne se révoltent sur cet article, et qui n’aiment mieux renoncer à tous les avantages que notre possession leur assure qu’à leur inconstance naturelle.

– vous vous trompez, lui dis-je: ne voulant point être inconstante, je n’ai rien à redouter, et cependant l’idée de ne la pouvoir devenir sans risque m’affligesensiblement: vous croirez toujours ne devoir mon attachement pour vous qu’à la crainte du châtiment, vous m’en aimerez moins.

– que nous sçavons tout ce qu’elles pensent, celles qui ont le cœur bon et droit doivent être charmées que rien ne nous échappe; nous leur tenons compte de ces délicatesses de l’ame, de ces sentimens fins que la stupidité et l’indolence des hommes n’apperçoivent pas, et plus nous connoissons leur amour, plus leur bonheur est parfait. Ne croyez cependant pas que la condition que je propose soit si terrible. Les sylphes sont à tous égards si forts au-dessus des hommes qu’il s’en faut bien que ce soit un supplice de les aimer constamment. J’imagine que l’ennui d’une habitude où le cœur languit est la seule chose qui détermine une femme vers l’inconstance: elle ne voit plus dans un amant ces desirs tumultueux, lesquels, soit qu’elle les rebutât, soit qu’elle voulût les satisfaire, l’amusoient également. Ce n’est plus qu’un homme ennuyé qui s’excite par bienséance, qui dit nonchalamment qu’il aime, qui le prouve avec plus d’embarras encore, et dont le visage muet et glacé n’aide jamais à persuader ce que sa bouche prononce. Que fera une femme en pareil cas? Par un honneur vain et mal entendu, passera-t’elle le reste de sa jeunesse dans un lien qui ne fait plus son bonheur? Elle change, et fait bien. On lui fait un crime de ce qu’elle change la première: c’est qu’elle sent plus vivement que les hommes, et qu’elle n’a pas de tems à perdre. D’ailleurs, c’est souvent par bonté pour celui qu’elle a aimé: elle le voit languir auprès d’elle sans pouvoir se résoudre à la quîtter, parce qu’il craint de se deshonorer; elle lui fournit un prétexte et se charge du crime. C’est un procédé bien genereux et que les hommes ne méritent pas, car ils ont l’impertinence de s’en fâcher.

– les sylphes, lui demandai-je, ne sont donc pas sujets à l’ennui et au dégoût? Ils sont sans doute aussi constans qu’ils exigent qu’on le soit pour eux.

– du moins, répondit-il, quand ils changent, c’est si subitement qu’on n’a pas le tems de s’en défier; on les voit encore amoureux un quart d’heure avant qu’ils disparoissent.

– mais quelqu’un qui s’en défieroit et qui changeroit avant eux? Lui dis-je.-oubliez-vous que...

– ah! Je m’en souviens! Vous êtes de cruelles gens de nous priver de toutes nos ressources.

– quand, repartit-il, vous n’auriez point l’objet de la mort devant les yeux, vous ne voudriez point changer. Le meilleur moyen d’empêcher une femme d’être inconstante est de ne lui pas donner le tems d’appuyer sur un caprice; mais ce soin seroit trop fatiguant pour les humains, et ce n’est qu’aux sylphes qu’ilappartient de sçavoir employer tous les instans et de prévenir ces fantaisies momentanées qui naissent dans votre cœur.

– je crois, lui dis-je, qu’avec ces talens heureux que vous attribuez aux sylphes, on peut encore se dégoûter d’eux. Il est bon de nous laisser désirer quelquefois. Il est des tems où nos réflexions sur nos plaisirs nous amusent plus que tous les empressemens d’un amant; d’ailleurs, vous avouërez que des soins perpetuels fatiguent, et ce seroit assez pour m’empêcher de vous désirer que la certitude de ne vous désirer jamais vainement.

– ce sentiment est assez singulier, repartit-il, et je doute qu’il soit vrai. Croyez qu’avec nous on n’a pas le tems de faire ces réflexions; vous devenez sylphides par notre commerce, et, participant à notre substance, le soin de répondre à nos empressemens devient aussi leger pour vous qu’il l’est pour elles.

– vous sçavez lever toutes les difficultez, lui dis-je; mais, quand vous quittez une femme, lui reste-t’il quelque essence de vous?

– quelquefois, par bonté, répondit-il, nous lui en enlevons une partie; par malice souvent nous la lui laissons toute entière.

– ce procédé n’est pas bon, repris-je.

– je conviens, dit-il, que nous pourrions nous dispenser de laisser après nous des desirs que nous seuls pouvons éteindre; mais nous ne connoissons que cela pour être regrettez, et c’est un plaisir qui nous touche. Vous rêvez.

– il est vrai, dis-je, je rêve que je connois dans le monde nombre de femmes sylphides.

– oh! Vraiment, me dit-il, comme c’est à la cour que nous faisons nos plus grands coups, il n’est pas difficile d’y reconnoître nos traces; mais il me semble que cette espece de malice ne vous effraye pas tant que la mort sur laquelle vous vous êtes tantôt récriée: elle a pourtant des inconveniens.

– je les crains, mais je puis les éviter.

– en ne m’aimant pas, dit le sylphe, vous n’y gagneriez rien: c’est aussi la punition de celles qui nous résistent.

– eh! Grand dieu, m’écriai-je, de quel côté fuïr!

– laissons tout ce badinage, reprit le sylphe.

– oh! Assurément, nous le laisserons, me récriai-je toute effrayée; point de commerce, monsieur le démon: si vous vouliez m’engager à vous donner l’immortalité, il falloit me cacher la perversité de votre caractere et les risques qui suivent les engagemens qu’on prend avec vous.

– expliquons-nous, répondit-il. Je vois que, l’esprit imbu des rêveries que le comte de Gabalis a débitées, vous croyez que vous pouvez nous donner l’immortalité; c’est-à-dire que vous faites ce que la nature n’a pas jugé à propos de faire. Je pense encore que, selon ces belles idées, vous nous croyez soumis aux foibles lumieres de vos sages, et que nous descendons à leurs évocations. Quelle apparence qu’une essence superieure de l’homme ait besoin d’être instruite parlui et puisse être forcée à lui obéïr! Pour l’immortalité que vous prétendez pouvoir nous donner, cette imagination est encore ridicule, puisqu’il est à présumer qu’un commerce frequent avec une substance inferieure aviliroit la nôtre, loin de lui donner de nouvelles forces.

– je vois, lui répondis-je, que j’ai été trop crédule, mais je n’en suis pas plus disposée à vous aimer: je vous crains.

– rassurez-vous, reprit-il. Quant à la mort dont je vous ai menacée, nous n’en venons pas toujours à cette extrémité; souvent nous changeons nous-mêmes, et vous pouvez alors rentrer dans vos droits; mais nous ne voulons pas plus qu’on nous prévienne que vous-mêmes quand vous êtes engagées: ce sont des affronts que vous ne pardonnez point, et notre vanité est aussi sensible que la vôtre. Quant à l’autre châtiment, à moins que vous ne me le demandiez vous-même, je vous l’épargnerai. Voyez, consultez-vous, congediez-moi bien serieusement ou acceptez les conditions que je vous propose.

– comment voulez-vous, répondis-je, que je puisse assurer de ma tendressequelqu’un que je ne connois pas, que je n’ai pas vû? Je ne désavoue pas que vous ne me plaisiez déja un peu; mais si malheureusement vous n’étiez qu’un gnome...

– n’en dites point de mal, interrompit le sylphe. Il est vrai qu’ils ne sont pas d’une figure avantageuse, mais ils ne laissent pas de nous dérober bien des conquêtes. Ils sont parmi nous ce que les financiers sont parmi les hommes, et ce n’est pas ce que votre sexe considere le moins; tous les jours même ils nous enlevent nos sylphides.

– comment, lui demandai-je, une espece aussi superieure que la leur est-elle sensible aux presens?

– oui, dit-il, elles prennent des gnomes pour donner à leurs amans; et quand ce soin ne les obligeroit pas à répondre à la passion de ces esprits hideux, elles sont femelles, par consequent capricieuses; le changement les amuse et la bizarrerie de leur goût est pour elles un plaisir d’autant plus touchant qu’il peut leur être reproché. Mais, ma belle comtesse, ne voudrez-vous point me faire des questions plus interessantes, et votre curiosité s’arrêtera-t’elle toujours sur d’aussi petits objets que ceux sur lesquels je l’ai satisfaite? Ne me permettez-vous donc point de me montrer?

– ah! Mon sylphe, m’écriai-je, que je crains votre presence!

– que ne la souhaitez-vous! Dit-il en soupirant.

Je ne répondis moi-même que par un soupir. En ce moment une lueur extraordinaire remplit ma chambre, et je vis au chevet de mon lit le plus bel homme qu’il soit possible d’imaginer, des traits majestueux et l’ajustement le plus galant et le plus noble. Sa vûë m’étonna, mais ne m’effraya pas. «eh bien, dit-il en se jettant à genoux devant moi avec un air plein d’amour et de respect, eh bien, charmante comtesse, pourriez-vous me jurer fidelité?

– oui, mon cher, mon aimable sylphe, m’écriai-je, je vous jure une ardeur éternelle; je ne redoute plus que votre inconstance. Mais comment ai-je pû meriter? ...

– votre mépris pour les hommes et la passion secrete que vous aviez pour nous, me dit-il, ont déterminé la mienne; elle est plus tendre que vous ne pensez. Je pouvois vous susciter un songe et me rendre heureux malgré vous; mais je pense avec plus de delicatesse et n’ai voulu rien devoir qu’à votre cœur.

«hélas! Je montrai peut-être dans ce moment trop de foiblesse à mon sylphe, mais je l’adorois. «que vous êtes charmant! Lui dis-je; mais que je serois malheureuse si vous n’étiez qu’une illusion! Est-il bien vrai que...ah! ... vous êtes palpable!»

j’en étois là, madame, avec mon sylphe, et je ne sçais ce qui seroit arrivé de mon égarement et de ses transports si ma femme de chambre, qui entra dans le moment, ne l’eût pas effrayé. Il s’envola; je l’ai depuis vainement rappellé. Son indifference pour moi me fait penser que ce n’est qu’une agréable illusion qui s’est presentée à mon esprit; mais n’est-il pas dommage que ce ne soit qu’un songe?

Page d'accueil

- +