Marcel Proust

Du Côté de chez Swann

France   1913

Genre de texte
roman

Contexte
Ces annotations sur le sommeil et le rêve ouvrent la Recherche. Marcel nous introduit dans son monde par le rêve où l'espace et le temps possèdent une vie propre.

Commentaires
Les rêves du jeune Marcel — un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint — sont pour le moins surprenants. Au lieu d'avoir affaire à des contenus imagés, comme dans la vaste majorité des rêves, nous trouvons ici des notions abstraites dans lesquelles le jeune Marcel se serait incarné. Ailleurs dans la Recherche, Marcel affirme tenir «sans fin des raisonnements verbaux en rêvant» (fiche 421).

Selon Jean Ricardou, «l'intérêt de ces phrases [...] c'est de fonctionner sur le modèle d'un "je suis ce que je ne peux pas être"». Proust voudrait par là bloquer l'accès à la représentation (dans Proust et le texte producteur, p. 138).

Il est à noter que dans les brouillons, on trouve la proposition «j'étais une statue», qui sera remplacée par «j'étais une statue d'église», laquelle deviendra «une église».

L'analyse de Serge Doubrovsky va dans le même sens: «Pour aller de l'état antérieur à l'état onirique (continuité de l'intelligible), il faut néanmoins passer par une coupure radicale (discontinuité d'être): «comme après la métempsychose». Dans l'écriture du rêve et de l'œuvre, le pouvoir protéen d'être-autre exige l'abandon de l'être-soi» (La place de la madeleine, p. 181).

Comme l'a bien vu Walter Benjamin: «C'est bien au rêve que se rattache nécessairement toute interprétation synthétique de Proust. Assez de portes invisibles y conduisent.» (Essais, vol. 1, Denoël/Gonthier, 1983, p. 127).

Texte témoin
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, collection «Quarto», 1999, p. 13-14.

Édition originale
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Grasset, 1913.




Fragments de rêve

Le quatuor, les boucles et la femme de rêve

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : «Je m'endors». Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit.
[...]
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour, — date pour moi d'une ère nouvelle, — où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.

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