René Char

Le marteau sans maître

France   1945

Genre de texte
prose

Contexte
Ce recueil regroupe des textes écrits de 1929 à 1936. Il est divisé en cinq sections, dont l’une s’intitule «Abondance viendra». Cette section comprend sept textes composés en 1933, alors que René Char avait 26 ans. Le texte «Eaux-mères» qui est un récit de rêve est le deuxième texte de cette section.

Notes
La note (1) en bas du texte est de René Char.

Texte témoin
Paris : J. Corti, 1970, p. 101-106.




Anamnèse

Un enfant dans un cercueil

EAUX-MÈRES

A quoi je me destine.

La propriété de ma famille à l'Isle-sur-Sorgue. A l'ouest une vaste étendue de prairies. Le fourrage a été enlevé. Pour bien marquer les divisions, outre les rideaux d'arbres dépouillés de leurs feuilles, quelques sombres carrés de betteraves d'une espèce bâtarde, très basse. Tout cela rapidement aperçu. Je constate avec satisfaction que la vue est libre. A l'horizon et comme point final du panorama, une chaîne de montagnes me fait facilement songer à un renard bleu. Mon attention est attirée par un large fleuve sans sinuosité, qui s’avance vers moi, creusant son lit sur son passage. Son allure lente, mélancolique, est celle d'un promeneur un peu las. Je n'éprouve pas d'inquiétude. Quelques centaines de mètres me séparent de lui. En son milieu, marchant dans le sens du courant, de l'eau à la ceinture, je distingue, côte à côte, ma mère et mon neveu, ce dernier âgé de sept ans. Je remarque que le niveau de l'eau est le même pour tous les deux, bien qu'ils soient l'un et l'autre de taille visiblement différente. Ils me racontent la promenade qu'ils viennent de faire, promenade complètement dénuée d'intérêt à mon avis. J'écoute très distraitement un récit où il est question d'un enfant que je ne connais pas, du nom de Louis Paul, disparu depuis peu de jours et dont on n'a pu réussir, malgré les efforts répétés et l'assurance qu'il s'est noyé dans le fleuve, à retrouver le corps. Ma mère se montre réservée dans le choix de ses termes. Systématiquement le mot « mort » n'est pas prononcé. Elle dit : « La perte du fil. » Ce qui me laisse rêveur. Je m'adresse à mon neveu : « Tâche, mon enfant, de ne pas égarer en crue la couleur de ta cravate. »

Dans les sous-sols de la maison d'habitation. Je suis dans une pièce infiniment peu attirante, probablement une ancienne cuisine désaffectée. Un alambic est accroché à un clou de la plinthe. Une corde à linge fortement nouée à ses deux extrémités traverse la pièce dans le sens de la largeur. Un placard dont on a ôté les battants – une forge et un étang – laisse voir à peu de distance un foyer de coke de gaz allumé et une pancarte, de la destination de celles des hommes-sandwich, sur laquelle est écrit en caractère Braille « Electricien de Vénus ». J'ai l'impression que, mettant à profit la confusion qui règne, les vers de farine ont dévoré le sel à l'Equateur. Entre ma mère. Elle porte sans effort un cercueil de taille ordinaire qu'elle dépose, sans un mot, à mes pieds. Sa force m'est un profond sujet d'étonnement. En vain je m'essaie à soulever le cercueil. Cet objet creux destiné à être longuement fécondé me surprend par sa forme invariable et son aspect extérieur d'une grande propreté. On l'a passé à l'encaustique. Je suis flatté. Je questionne ma mère. Sur le ton de la conversation elle m'apprend la présence du cadavre de Louis Paul, le bâtard d'eau, à l'intérieur. Mais aussitôt elle détourne les yeux, très gênée et murmure à court de souffle : « C'est la logique », phrase que j'interprète par « c'est la guerre », et qui provoque ma colère. Nous ne sommes donc pas sortis des frontières du Premier Empire. Je désire m'assurer du contenu exact du cercueil. Je dévisse les écrous. Le cercueil est rempli d'eau. L'eau est extrêmement claire et transparente. Contrairement à celle du fleuve c'est une eau potable, probablement filtrée. Je me penche assez intrigué : sous l'eau, à quelques centimètres, dans une attitude de souffrance indescriptible, je distingue le corps d'un enfant d'une huitaine d'années. La position des membres, par ce qu'elle représente de désarticulation horrible, m'émeut vivement. Les chairs sont bleues et noires, déchirées, parce qu'il y a eu lutte, mais curieusement disposées, en particulier sur le front où elles empruntent le dessin d'une dentelle vénitienne.

L'un des bras passe derrière la tête. La main appliquée sur la bouche est retournée. La paume est un cul de singe. C'est le premier noyé qu'il m'est donné de voir : un monstre. Un chapeau de paille du genre canotier de premier communiant me surprend par son parfait état de conservation. Sur le ruban de couleur blanche, un mince filet de sang flotte sans parvenir à se détacher ni à troubler l'eau. C'est la sangsue métisse. Ma mère me prie de sortir. Je refuse. Elle attire mon attention sur ce qu'elle appelle tristement « Le retour des Boers (des bourgs?) fratricides ». Elle tranche la corde qui s'effondre avec un grand cri. C'est un attentat. Quel poids! J'ai très peur. Je tire hâtivement le corps hors du cercueil. Durant cette opération, je pense, non sans mélancolie, à certaine mort vraiment trop inhumaine. L'essentiel est de ne pas échouer. Je comprends mal. Maintenant je frictionne rudement le corps de l'enfant. J'exécute à plusieurs reprises les tractions prévues de la langue. Mais je suis manifestement gêné, dominé par un sentiment de pudeur indicible. Ma mère se plaint de coliques. La raideur du corps de l'enfant s'est accrue. J'ai brusquement la conviction que cet enfant vit. C'est l'évidence. Tout à l'heure au fond de l'eau il louchait. C'était l'octroi. Je multiplie de plus en plus énergiquement mes frictions. Mais il faudrait qu'il rendît au moins une partie de l'eau absorbée. Sans cela il va couler de nouveau à pic. Sa bouche m'apparaît légèrement entr'ouverte. Où ai-je déjà vu ces lèvres? A Paris, au parc des Buttes-Chaumont, c'était l'arc du tunnel. Je guettais à l'entrée, la sourde et la muette. Je me rappelle avoir rêvé d'une exquise petite fille, haute comme une bille, se baignant dans la conque d'une source, toute nue. Malgré des séjours prolongés dans l'eau, coupés de fréquents plongeons, elle n'était jamais parvenue qu'à mouiller les lèvres extérieures de son sexe et cela à son grand désespoir. C'était Sangüe. Quelle aventure! Autour de moi il pleut de la suie et du talc. Signes d'une conjonction d'astres dans le ciel favorable et défavorable; à moins que le jour et la nuit écoeurés du conformisme de l'actuelle création n'aient enfin conclu le grand pacte d'abondance. Il n'y a rien de miraculeux dans le retour à la vie de cet enfant. Je méprise les esprits religieux et leurs interprétations mystiques. Je prends l'enfant dans mes bras et une immense douceur m'envahit. J'aime cet enfant d'un amour maternel, d'une grandeur impossible à concevoir. Il va falloir changer ma règle d'existence. Ma tâche est désormais de le protéger. Il est menacé. On verra. Il est petit et je suis grand. Assis sur une chaise et le serrant contre moi, je le berce tendrement. Ma sÅ“ur, mère de mon neveu, se trouve là. Je la prie de m'apporter des vêtements secs. Il me tarde qu'elle me donne satisfaction pour la mettre dehors ensuite. Elle ne se montre pas très empressée. A cette minute je mesure toute l'étendue de son avarice. Je la menace de la tuer. Elle s'en va et revient bientôt avec un gracieux vêtement taillé dans un fibrôme d’été. Elle fait preuve dans ses explications d'une platitude et d'une bassesse odieuses. Il semble que l’enfant sur mes genoux s’est transformé. Son visage vivant, expressif, ses cheveux châtains, en particulier, m’enchantent. Ils sont partagés par une raie impeccable. L’enfant m’aime profondément. Il me dit sa confiance et se blottit contre moi. Je suis ému aux larmes. Nous ne nous embrassons pas. Ma mère et ma sÅ“ur ont disparu. A la place qu’elles occupaient il y a une loupe noire, monnaie d’arcane oubliée par le libérateur repoussant.

(1) Ce texte dans son ensemble est un récit de rêve. Seules les parties en italique sont des impressions de réveil qui se sont imposées à mon esprit au fur et à mesure de la transcription du rêve. Je n'ai pas cru devoir les écarter tant elles mettaient d'insistance à être consignées. On les trouvera scrupuleusement dans l'ordre.

Texte sous droits.

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