Yves Navarre

Le petit galopin de nos corps

France   1977

Genre de texte
roman

Texte témoin
Paris : R. Laffont, 1977, p. 132-136.




Revoir l’amant disparu

Dans un œuf

J’ai rêvé que je mangeais un œuf et que tu étais dedans. Eussé-je dû, pour la dramatique de ce billet que je vais glisser dans quelques minutes entre les pages du livre que tu es en train de lire, assis face à moi, de l’autre côté de mon bureau, donner plus d’emphase à cet œuf rêvé et ne pas dire d’emblée ce que j’y ai découvert? Je me voyais assis, en bout du lit sur lequel nous dormions, enlacés de manière un peu sauvage, comme dans une pose de lutte, fixée, moi sur le dos, toi sur le ventre me couvrant à moitié, ta main gauche tenant ma main droite, à plat sur le drap. Le rêve : présent.

Je suis là, voyeur du bout du lit, quand on m’apporte (je dis on parce que en fait je ne vois personne) un plateau sur lequel se trouve un œuf, bien au centre, dans un coquetier. Ni cuillère, ni couteau, ni sel, ni pain grillé, rien ne signale qu’il puisse s’agir là du préambule à un petit déjeuner. Que faire? Assis, le plateau sur mes genoux, je regarde notre couple endormi, immobile. Je guette les bruits de la nuit. Ceux de la maison, craquements discrets, rumeurs sourdes et cloisonnées, comme si tout de nos meubles et objets se concertait et s’amusait de la scène. Et ceux du dehors, sifflements, vent tournant, vrillant autour de la maison, vent de givre qu’il est si doux d’écouter quand il y a des braises dans la cheminée.

L’œuf me fascine. Tiède encore, cuit à point, moelleux, sans doute baveux comme je les aime, et comme tu sais les préparer quand c’est ton tour de petit déjeuner. Mais comment le manger?

Une peur m’interdit de nous réveiller pour nous demander conseil. Aussi, je me résigne. Je prends l’œuf entre le pouce et l’index de ma main gauche et le mords pour le décalotter. Ce que je fais précautionneusement. Je remets en place l’œuf dans le coquetier, et crache la calotte en prenant garde de ne pas avaler un petit bout de coquille.

Les mains sur les rebords du plateau, je me penche alors vers l’œuf, un peu comme si j’allais le gober. Je découvre qu’il n’est pas assez cuit. Les parois sont à peine figées, et dans le liquide intérieur, le jaune, flottant, se met à tourner, tourner pour s’assombrir, virer au rose de la peau des enfants : tu es là, toi, dans mon œuf. Tout petit. Comme une miniature. Comme un fœtus vivant encore qui aurait eu tes traits d’adulte. Je trouve cela très répugnant. Je me commande même de me réveiller tant je trouve ce rêve irrecevable. Mais rien n’y fait. Je ne réponds plus à mes ordres. Il faut que je te regarde.

Et nous sommes là, devant moi, sur le lit, comme pétrifiés par notre sommeil, gisants de chair, les draps arrachés. Sur mes genoux, le plateau se fait lourd, comme s’il voulait me fixer au parquet et à la chaise. Le désir grandit en moi de me courber. Mais je ne peux plus retirer mes mains des anses du plateau. Le silence de la maison devient encore plus sourd, comme un cœur battant, le cœur de toutes choses inertes quand les rêves, d’un souffle, leur donnent vie. Oui, tout se met à vibrer. Et le vent de décembre, ce vent noir et cinglant, tournoie aux quatre coins de Saint-Pardom, comme s’il voulait arracher notre demeure à ses caves, dent de géant.

Ah, le beau rêve que voilà puisqu’il est de convenance de dire d’un rêve qu’il est beau quand il est inattendu.

Toi, dans un œuf? Dans mon œuf? Celui qui a été cuit spécialement pour moi, et que, luxe suprême, on m’apporte dans notre chambre?

Tout cela pourrait virer au grotesque. Je rĂ©dige ce billet, et tu fais semblant de ne pas voir que je suis en train d’écrire car tu sais que tout cela t’est destinĂ©. Un jeu. Mais ce message, tu ne le dĂ©chireras pas. Tu me diras, « Non, celui-lĂ , je veux le garder un jour encore ». Je crains fort que ce jour, avec toi, dure toujours. Alors, lis et relis bien ce qui suit.

Ne pouvant pas sortir de mon rêve et m’éveiller, n’ayant aucun recours pour me tirer de cette situation, je décide d’analyser ce qui m’arrive. Oui, on peut analyser en rêvant. Et le réveil, parfois, efface d’un coup, d’un seul, l’ardoise magique de ces pensées frôlées, étreintes, saisies, nous laissant tout décontenancés avec un informulable souvenir d’essentiel, comme un désir inassouvi.

Mais là, en rêvant, en analysant ce rêve, cette pétrification devant notre lit, ce plateau et cet œuf, je répète chacun des termes de mon analyse afin d’être sûr de ne pas subir la loi du tableau noir effacé.

Je me dis d’abord que cet œuf est notre mort. L’inutilité de nos jouissances, tout ce que je sème en toi et que tu sèmes en moi au hasard de nos dominations et des rôles que nous jouons dans le combat de nos étreintes. Tout cela, rituel, séminal, est perdu. Et ce petit bonhomme, toi, Roland, mon ami, dans ce liquide n’est-il pas à cracher tout ce qu’il avait bu de moi et ne se trouve-t-il pas en curieuse gestation dans ce produit de mon corps ?

Puis, ensuite, chassant les termes peu soutenables de l’analyse ci-dessus, je me plais Ă  penser que nous ne sommes en fait que d’un mĂŞme Ĺ“uf, nous gobant l’un et l’autre. Et qu’à moquer ce rĂŞve tu me diras peut-ĂŞtre « moi aussi, j’ai fait le mĂŞme, en mĂŞme temps que toi ».

L’œuf alors me fit envie. Il fallait que je te gobe, comme tu me gobes. Curieux présent indiquant qu’il s’agissait bien là de quelque chose d’urgent. J’arrache alors violemment mes mains des anses du plateau, y laissant un peu de peau vive, qui se décolle. Mes mains se mettent à saigner. Il me faut faire vite, et je prends l’œuf, le gobe et t’avale. Je te sens descendre en moi, et instantanément grandir, grandir pour devenir aussi grand que moi, pour devenir moi!

Texte sous droits.

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