Aristote

Du sommeil

Grèce   -340

Notes
Ce texte est extrait du Traité Des Songes, qui fait fait suite au traité Sur le sommeil.

Pour une meilleure compréhension de ce texte difficile, on se référera aux notes de J. Tricot dans l’édition utilisée, ainsi qu’à celles de J. Pigeaud.

Texte témoin
Parva naturalia: (De sensu, De memoria et reminiscentia, De somno e vigilia, De insomniis, De divinatione per somnum, De longitudine et brevitate vitae, De juventute et senectute, De respiratione, De vita et morte) suivis du Traité pseudo-aristotélicien De spiritu. Traduction nouvelle et notes par J. Tricot. Paris: Vrin, 1951. 460b – 462b

Bibliographie
Aristote, De divinatione per somnum. La vérité des songes: de la divination dans le sommeil. Traduit du grec et présenté par Jackie Pigeaud. Paris: Éditions Payot & Rivages, 1995.

David Gallop, Aristotle on Sleep and Dreams, Broadview Press, 1990.




Du sommeil

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Le songe est une sorte d’image qui se produit dans le sommeil

[460b28] Ces considérations montrent avec évidence que c’est non seulement dans l’état de veille que se manifestent les mouvements nés des impressions sensorielles (aussi bien de celles qui viennent de l’extérieur que de celles qui procèdent de causes situées à l’intérieur du corps), mais encore quand s’est produite cette affection qu’on appelle sommeil; et c’est même alors que les images sont les plus fortes. De jour, en effet, sous l’action commune des sens et de la pensée, [461a] ces mouvements sont repoussés et supprimés de la conscience, à la façon d’un faible feu à côté d’un grand, ou de petits chagrins et de petits plaisirs en face de plus considérables, sauf, pour les petits, à remonter à la surface quand les grands viennent à cesser. De nuit, au contraire, grâce à l’inaction des sens particuliers et à leur incapacité à s’actualiser, causée par le reflux de la chaleur des parties externes vers l’intérieur, les mouvements se dirigent en bas vers le point d’origine de la sensation, et là, ils se déploient librement en images, dans l’apaisement de toute cause de trouble. Il faut se représenter les choses à la façon des petits tourbillons qui se forment dans les fleuves: ainsi, les mouvements sensoriels forment, chacun pris à part, un processus continu, demeurant souvent dans le même état, mais souvent aussi se décomposant en d’autres formes sous l’action de chocs adverses. Cette dernière remarque explique pourquoi, aussitôt après les repas ou chez les êtres extrêmement jeunes, comme les petits enfants, il ne se produit pas de songe. Le mouvement, en effet, est alors considérable, du fait de la chaleur provenant de la nourriture. Par suite, de même que dans un liquide, auquel on imprime une forte agitation, tantôt aucun simulacre n’apparaît, tantôt il en apparaît un, mais tellement déformé en tous sens qu’il semble tout différent de ce qu’il est, tandis qu’une fois l’agitation apaisée, les images reflétées redeviennent nettes et claires, ainsi, dans le sommeil, tantôt les images et les mouvements résiduels résultant des impressions sensibles sont complètement effacés par le susdit mouvement quand il est trop violent, tantôt, au contraire, les visions apparaissent, mais dans le désordre et sous un aspect monstrueux, et les songes sont alors sans consistance, comme ceux des mélancoliques, des fiévreux et des gens sous l’empire du vin: car tous les états de ce genre, étant de nature vaporeuse, causent une grande agitation et un grand trouble. Quand, au contraire, le sang est apaisé et séparé de ses éléments impurs, chez les animaux sanguins, le mouvement des impressions sensorielles transmises par chacun des organes des sens, étant conservé dans son intégrité, rend les songes bien consistants, produit une image claire, et donne au sujet l’illusion, soit de voir, quand l’apport provient de l’organe de la vue, soit d’entendre, quand l’apport provient de l’organe de l’ouïe, et l’opération est la même pour les représentations en provenance des autres organes sensoriels. C’est, en effet, parce que le mouvement en provenance des organes sensoriels parvient jusqu’au principe de la sensation, que, même dans l’état de veille, [461b] on a l’illusion de voir, ou d’entendre, ou de sentir de quelque façon; et c’est parce qu’il nous semble que l’organe visuel est mis en mouvement, alors qu’en réalité il n’obéit à aucun stimulus, que, parfois, nous déclarons que nous voyons; et c’est parce que le toucher nous annonce deux mouvements qu’il nous semble que l’unique objet est double. Car, d’une manière générale, le principe sentant affirme ce qui lui parvient de chaque sens particulier, à moins qu’un autre sens, d’une autorité plus grande, ne fasse un apport qui contredise le premier. Il y a donc bien une image dans tous les cas, mais ce qui apparaît ne donne pas dans chaque cas l’impression du réel, à moins que la partie qui décide ne subisse un arrêt ou ne se meuve pas de son mouvement propre. Et de même que nous disons que les différents hommes sont sujets à des illusions qui varient suivant les passions de chacun d’eux, ainsi en est-il de celui qui dort, en raison du sommeil et des mouvements dont se meuvent ses organes sensoriels, ainsi que des autres circonstances qui entourent la sensation, de telle sorte que l’image du rêve, si faible que soit sa ressemblance avec la réalité, apparaît comme cette réalité même. Quand on dort, en effet, étant donné que la plus grande partie du sang descend à son point d’origine, les mouvements internes l’accompagnent dans sa descente, les uns en puissance, les autres en acte. Ces mouvements se comportent de telle sorte que, si quelque objet met le sang en mouvement, tel mouvement sensoriel se dégagera pour monter à la surface, et, s’il périt, tel autre prendra sa place; ils se comportent encore relativement les uns aux autres comme ces grenouilles artificielles qui montent à la surface de l’eau quand le sel se dissout. Il en est de même pour les mouvements résiduels: ils existent en puissance dans l’âme, mais ils ne s’actualisent que lorsque l’obstacle qui les en empêchait a été levé; et, au fur et à mesure de leur libération, ils se meuvent dans le peu de sang qui reste à l’intérieur des organes sensoriels, présentant en cela une certaine ressemblance avec les formes qu’on aperçoit dans les nuages et que leurs rapides changements font comparer tantôt à des hommes, et un moment après à des centaures. Chacun de ces mouvements est, comme nous l’avons dit, le résidu d’une sensation, prise quand elle est en acte, et, cette sensation véritable une fois disparue, son résidu continue d’exister encore dans l’âme, et on peut dire de lui en toute vérité que c’est quelque chose de semblable à Coriscus, tout en n’étant pas Coriscus lui-même. Au moment, en effet, où la sensation se produisait, la partie supérieure et qui décide n’appelait pas cette perception Coriscus, c’est seulement par elle qu’elle appelait Coriscus cette personne là-bas, qui est le vrai Coriscus. Donc cette sensation que, au moment où elle a lieu, la faculté supérieure appelle de ce nom (à moins qu’elle ne subisse un arrêt complet sous l’action du sang), maintenant, quand il n’y a plus qu’un semblant de perception, elle est mue du même mouvement sous l’action des mouvements conservés dans les organes sensoriels, et elle prend ce qui n’est que semblable à la réalité pour la réalité même. Et la puissance d’illusion du sommeil est tellement grande qu’elle rend cette erreur inaperçue. Il en est donc comme dans l’exemple suivant: si on met, sans s’en apercevoir, le doigt sous le globe de l’œil, un objet unique non seulement paraîtra être deux mais encore fera naître l’opinion [462a] qu’il y a vraiment deux objets, tandis que si on s’en aperçoit, il y aura bien encore image double, mais non plus l’opinion conforme. Ainsi en est-il dans les cas de sommeil: si la personne qui dort perçoit qu’elle dort, et a conscience de l’état de sommeil dans lequel se présente la perception, elle a assurément une image, mais quelque chose en elle lui dit: «C’est bien l’image de Coriscus, mais ce n’est pas Coriscus lui-même. (Car souvent, quand on dort, il y a quelque chose, dans l’âme, qui nous dit que ce qui apparaît n’est qu’un songe.) Tandis que si on ne s’aperçoit pas qu’on dort, il n’y aura rien qui contredira l’image.

La vérité de ce que nous disons là, à savoir la présence dans les organes sensoriels de mouvements producteurs d’images, est évidente pour quiconque, y appliquant sa réflexion, tente de se rappeler les états que nous éprouvons en tombant dans le sommeil aussi bien qu’en nous éveillant. Parfois, en effet, au moment du réveil, on pourra surprendre les images qui nous apparaissent dans le sommeil et s’apercevoir qu’elles ne sont en réalité que des mouvements résidant dans les organes des sens. Et effectivement, il arrive à de très jeunes gens, s’il fait noir, et qui ont cependant les yeux largement ouverts, de voir apparaître une multitude d’images en mouvement, au point de se cacher la figure de terreur.

De toutes ces observations il faut conclure que le songe est une sorte d’image, mais d’image qui se présente dans le sommeil. Les images, en effet, dont nous venons de parler, ne sont pas des songes, pas plus que tout ce qui peut apparaître d’autre quand les sensations sont affranchies de tout contrôle. Pas davantage n’est un songe toute image survenant dans le sommeil. D’abord, c’est un fait que certaines personnes, en dormant, perçoivent d’une certaine façon, les sons, la lumière, la saveur et le contact, bien que ce soit d’une manière languissante et comme lointaine: car on cite des cas où des sujets, en train de dormir et 1es yeux à demi ouverts, voient faiblement dans leur sommeil, à ce qu’ils croyaient, la lumière d’une lampe, et ensuite, une fois réveillés, la reconnaissent immédiatement pour celle d’une lampe réelle ou encore, entendant faiblement le chant du coq ou l’aboiement du chien, aussitôt éveillés les identifient clairement avec des bruits véritables. Certaines personnes aussi répondent à des questions qui leur sont posées: car il peut se faire que de l’état de veille et de celui du sommeil, l’un soit présent au sens plein du terme, et l’autre présent seulement d’une certaine façon. Mais rien de tout cela ne doit être appelé un songe. Pas plus d’ailleurs que ne sont des songes toutes les pensées conformes à la vérité qui surviennent dans le sommeil à part des images proprement dites. Mais l’image née du mouvement des impressions sensibles; quand elles se présentent au sein du sommeil, du sommeil au sens propre: voilà ce qu’est le songe.

On cite le cas de personnes qui durant leur vie, n’ont jamais eu de songes; [462b] d’autres n’ont eu de rêves que dans un âge très avancé, sans en avoir eu auparavant. La cause de l’absence de tout rêve apparaît comme quelque chose d’à peu près semblable à ce qui se passe dans le cas des enfants, ou après l’ingestion de la nourriture. Pour les sujets que la nature a constitués de telle sorte que l’exhalaison qui monte vers la région supérieure est considérable, et, en redescendant, produit une grande quantité de mouvement, on comprend aisément qu’aucune image ne leur apparaisse. Au contraire, quand ils avancent en âge, il n’y a rien d’étonnant à ce que le songe se manifeste à eux. En effet, quand un certain changement survient, soit avec l’âge, soit avec les émotions ressenties, il est inévitable que se produise aussi cet état opposé.

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