Joseph Delboeuf

Le sommeil et les rêves

Belgique   1885

Notes

Introduction. Préface
Introduction. Chap. 1
Introduction. Chap.2
Introduction. Chap. 3
Partie 1. Chap. 1
Partie 1. Chap. 2
Partie 1. Chap. 3
Partie 1. Chap. 4
La mémoire conservatrice. 0
La mémoire conservatrice. 1
La mémoire conservatrice. 2
La mémoire conservatrice. 3
La mémoire conservatrice. 4
La mémoire conservatrice. 5
La mémoire reproductrice. 1
La mémoire reproductrice. 2
La mémoire reproductrice. 3
La mémoire reproductrice. 4
Le rêve. Chap. 1
Le rêve. Chap. 2
Le rêve. Conclusion




Le rêve

CONCLUSION

Aspect physique de l’axiome: rien ne se perd dans la nature. — Ce qui a été fait ne peut absolument pas être fait. — Ce qui est, est le passé indéfaisable. — Aspect psychique de l’axiome: la nature n’oublie rien. — Loi de l’évolution des êtres par l’accumulation de l’expérience dupassé, à l’aide de la mémoire; les rêves nous racontent fragmentairement ce passé.

Me voilà revenu, par un long circuit, à mon point de départ, et j’ose à peine espérer que le lecteur m’aura suivi à travers les méandres de mon argumentation.Rien ne se perd dans la nature, ni un atome de la matière, ni un moment de la force. Ce principe, qui guide aujourd’hui toutes les recherches scientifiques, nous l’avons étendu et restreint tout à la fois. La nature ne laisse rien se perdre. Elle recueille aussi soigneusement l’étincelle qui tombe avec la cendre d’un cigare que les flots de lumière dont d’innombrables soleils inondent les champs de l’espace. Rien par elle n’est dédaigné; tout par elle est rassemblé pour servir à des fins inconnues. Mais alors, si rien ne se perd, le travail d’où est sorti tout ce qui a été fait a passé tout entier dans son oeuvre. Aucune puissance ne peut obtenir que ce qui a été fait n’ait pas été fait. L’effet ne peut donc reproduire la cause sans gain ni perte. Par conséquent, chaque fois que dans le monde un changement s’opère, chaque fois que le transformable devient transformé, il se produit inévitablement aussi de l’intransformable. Les choses ne tournent pas dans un cercle; elles ont un commencement et elles ont une fin, un état initial et un état final. Soutenir le contraire, cela revient à dire que tous les possibles sont comme éternellement agités dans un crible par une force inconsciente, que ceux qui sortent des mailles revêtent pour un moment l’existence, puis, disparaissant, redeviennent des possibles et sont remis dans le crible du Hasard et du Destin. Au fond, une pareille doctrine est le renouvellement de ce panthéisme enfantin des philosophies de l’Inde, pour lesquelles l’univers est un océan qui soulève sans fin ni trêve ses vagues couronnées d’écume, et où se forment sans cesse et flottent pendant quelques instants des infinités de bulles éphémères.

Non! comme tout changement a pour point de départ un défaut d’équilibre, et pour but et point d’arrivée l’équilibre, comme, d’autre part, de l’équilibre ne peut sortir que l’équilibre, aussi bien que le repos et l’homogène ne peuvent engendrer que engendrer que le repos et l’homogène, la résultante générale de toutes les transformations de forces a une direction unique; les choses descendent une pente fatale, qu’elles ne remonteront pas. Cette résultante a pour expression le temps, non le temps tel que la conçoit la mécanique, le temps abstrait dont toutes les parcelles sont semblables, le temps toujours et partout présent, qui n’a ni passé ni avenir; mais le temps réel, qui est en dehors de la pensée et indépendant d’elle, qui toujours dirige ses pas dans le même sens, qu’on ne peut concevoir ni plus lent ni plus rapide qu’il n’est, et dans lequel chaque instant est la condensation de tous les instants qui l’ont précédé. Le temps passé ne revient pas — cet adage contient toute la philosophie des sciences.

On connaît ce refrain d’une souveraine mélancolie: Où sont les neiges d’antan? Pour le vulgaire, en effet, le temps passé, c’est ce qui n’est plus. Erreur! C’est, au contraire, la réalité dans ce qu’elle a de plus concret, c’est l’indéfaisable. Le temps passé, c’est ce qui est; le reste n’est pas encore, car la réalisation de l’avenir est subordonnée en partie à l’action de la liberté. Le présent n’est pas gros du futur; il est gros du passé; il est la somme et, pour ainsi parler, la pétrification de tout le passé. Le temps, c’est un fil sans fin sortant de la quenouille de la fileuse qui ne naquit point et qui ne mourra pas. La quenouille est chargée de l’avenir, et le présent ramasse et serre immédiatement en peloton le fil à mesure qu’il se forme... et le peloton devient de plus en plus volumineux et la quenouille de moins en moins garnie. C’est ainsi que rien ne se perd dans la nature. C’est le présent qui a tout recueilli. Telle est, sous son aspect physique, la signification du complexe et fameux axiome.

Sous son aspect psychique, il a pour expression la grande loi de l’évolution des êtres. Leurs facultés actuelles sont le résultat de l’accumulation de toute l’expérience du passé. L’agent de cette accumulation, c’est la mémoire ou la propriété de la matière organisée de fixer et de s’assimiler la force jusque dans ses plus petites particules, ce qui en rend la transmission possible par voie de division et de copulation.

Sans mémoire, pas d’évolution, pas d’expérience, pas de progrès, pas de science. Non seulement la nature ne laisse rien se perdre, mais elle n’oublie rien. Elle tient note des moindres idées qui éclosent dans la plus humble des intelligences comme des synthèses les plus vastes du génie; et c’est sur les substances sensibles qu’elle écrit jour par jour, heure par heure, ses minutieuses chroniques.

Est-ce là une exagération? On le prétendra peut-être. On m’accordera que, à voir les choses en grand, les espèces sont perfectibles, que le monde progresse; on conviendra que Newton en savait plus qu’Archimède, et cela grâce à Archimède lui-même. Mais, dira-t-on, de là à concéder que tout se garde, s’accumule et finit par se retrouver un jour sous une forme ou sous une autre, il y a un abîme! — Ainsi donc, la nature ferait un choix. Il y aurait des choses qu’elle jugerait dignes, d’autres indignes d’être conservées. Mais quelles règles guideraient son choix? La chute d’une pomme ne nous a-t-elle pas expliqué les cieux? Les propriétés attractives de l’ambre n’ont-elles pas fait de la surface du globe une espèce de parloir? Qui nous a donné Newton? D’obscurs parents et une vieille grand’mère qui a bien voulu élever son enfance. A qui cependant, si ce n’est à eux, est-II redevable de son génie? Et ce génie, où s’en est-il allé, si ce n’est en nous, non pas d’une manière figurée, mais en réalité? Où sont les génies des inventeurs de l’écriture et de l’imprimerie, ces deux puissants auxiliaires de la mémoire, sinon dans ces milliers d’ateliers qui, sans relâche, contribuent pour une si large part à faire pénétrer la pensée et la vérité dans les pays les plus lointains et dans les intelligences les plus rebelles? Et que deviendront les germes qu’ils sèment partout?

Suppositions aventureuses et chimériques! s’écrieront certains esprits. Aujourd’hui, il nous faut des faits, nous voulons des faits! — Eh bien, soit! vous voulez dès faits, le rêve vous les fournira. Le rêve — et ceci est ma dernière conclusion et, en même temps, la justification du titre de cette étude — le rêve est une ouverture dérobée par où nous pouvons de temps en temps jeter un coup d’oeil sur l’immensité des trésors que la nature amasse d’une main infatigable et parmi lesquels, à notre grande surprise, nous retrouvons parfois un lambeau d’une pensée insignifiante et fugitive qu’elle n’a pas jugée, elle, indigne de figurer dans ses collections.

Le passé est un songe, disait Pénélope. Ah! combien il est plus vrai de dire que les songes sont le passé. Ils ne sont rien que le passé. Ils ne nous dévoilent pas l’avenir; mais, profitant de notre indifférence momentanée pour le présent, ils nous racontent le passé dans des pages fragmentaires, bien décousues, et d’aspect indéchiffrable. Mais qui sait? la Terre, elle aussi, a conservé précieusement ici une mâchoire, là une vertèbre, ici, une empreinte d’une plume ou d’une écaille, là — le dirai-je? — une empreinte d’excrément; et la paléontologie, avec ces vestiges informes, refait l’histoire de notre planète. Le peu que nous laisse entrevoir le rêve nous suffit pour affirmer que, dans le monde de la pensée, rien ne s’oublie; tout est inscrit, classé, étiqueté. Dans quel but? Il n’est pas facile de le deviner. Cependant l’asplenium, qu’une nuit, grâce au rêve, j’ai revu par hasard, est cause que j’ai écrit ce livre où des centaines de lecteurs trouveront matière à de nouvelles réflexions, et que tous leurs efforts, réunis à ceux de leurs descendants, jetteront peut-être quelque lumière sur l’un ou l’autre des obscurs mystères que renferme l’âme humaine.

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