Maurice Maeterlinck

« La Culture des songes »

Belgique   1928

Contexte
Ce texte de Maurice Maeterlinck constitue le deuxième essai de La Vie de l’espace. L’auteur y reprend les méditations entamées dans le chapitre « Connaissance de l’avenir » de son ouvrage intitulé L’Hôte inconnu (1917), sur les rêves prémonitoires.

Notes
(1) La bibliothèque privée de Maurice Maeterlinck, à Gand, au Musée Arnold Vander Haeghen, possède toujours l’exemplaire suivant : Nicolas Vaschide, Le Sommeil et les rêves, Paris, Flammarion, 1926, 305 p.

(2) Comme mentionné dans la bibliographie finale de La Vie de l’espace, Maeterlinck a utilisé l’édition suivante : J.W. Dunne, An Experiment with Time, London, 1927.

(3) Maurice Maeterlinck, L’Hôte inconnu, Paris, Eugène Fasquelle, 1917, 327 p. L’ouvrage parut d’abord en traduction anglaise, en 1914 : Maurice Maeterlinck, The unknown guest, traduction de A. Teixeira de Mattos, London – New York, Methuen and Co – Dodd, Mead and Co., 1914.

(4) La bibliothèque privée de Maurice Maeterlinck, à Gand, au Musée Arnold Vander Haeghen, possède toujours l’exemplaire suivant : Ernest Bozzano, Les phénomènes prémonitoires, Paris, Editions des Annales des Sciences Psychiques, 1913, 450 p.

(5) La bibliothèque privée de Maurice Maeterlinck, à Gand, au Musée Arnold Vander Haeghen, possède toujours l’exemplaire suivant : Théodore Flournoy, Esprits et Médiums. Mélanges de métapsychique et de psychologie, Genève, Künding ; Paris, Fischbacher, 1911, 561 p.

Texte témoin
Maurice Maeterlinck, La Vie de l’espace, Paris, Eugène Fasquelle, 1928, 216 p.

Commentaires
L'ouvrage de Dunne a également beaucoup intéressé l'écrivain argentin J.-L. Borges, qui en parle notamment dans «Le Cauchemar» et dans «Le temps et J.W. Dunne». Dans ce dernier texte, Borges caractérise la réflexion de Dunne comme un exemple de régression à l'infini. Il résume ainsi son hypothèse:
«Les théologiens définissent l'éternité comme la possession simultanée et lucide de tous les instants du temps et ils en font un des attributs de la divinité. Dunne émet l'hypothèse étonnante que que l'éternité nous appartient d'ores et déjà et que les rêves de chaque nuit en sont la preuve.» (Borges, Œuvres complètes, Pléiade, vol. 1, p. 689).





La culture des songes

Plus d’un tiers de notre vie s’écoule déjà dans une région où ne pèsent plus sur nous les lourdes lois que nous impose notre espace à trois dimensions. Évidemment, nous n’avons pas conscience qu’une direction nouvelle dans l’infini nous a ouvert les portes d’un monde où nous ne résidons pas durant le jour ; mais nous agissons comme si nous n’avions jamais été les esclaves de l’étendue et de la durée. Nous nous trouvons simultanément, et sans nous étonner, dans les lieux les plus éloignés les uns des autres, la matière devient réversible, perméable, malléable comme l’air, la pesanteur n’existe plus, le passé et l’avenir se confondent dans le même présent, notre logique habituelle est complètement bouleversée ; sans parler d’une foule d’autres manifestations anormales, dont l’énumération serait trop longue.

L’étude des phénomènes oniriques ne paraît pas encore sortie de la période des hypothèses et des tâtonnements. Le Dr Vaschide, dans son remarquable livre : Le Sommeil et les Rêves (1), nous présente exactement l’état de la question. Il résume et analyse les travaux des grands onirologues, notamment ceux d’Alfred Maury, de Mourly Vold, de Max Simon, de Ph. Tissié, de Goblot, de Freud, pour qui, comme on sait, tout rêve n’est que la réalisation déguisée d’un désir réprimé, et enfin ceux du marquis d’Hervey de Saint-Denis qui dominent tous les autres.

Les recherches du marquis d’Hervey ont fait moins de bruit que celles du père de la psychanalyse, mais elles sont plus rigoureuses, et surtout, leurs conclusions sont infiniment moins hasardées. Il s’attache d’abord à cultiver la mémoire onirique et, après six mois d’une éducation spéciale, parvient à se souvenir régulièrement, au moment du réveil, de songes de la nuit. Ensuite, partant de ce principe que ni l’attention ni la volonté ne sont abolies durant le sommeil, il s’applique à diriger ses rêves. Il y réussit dans une certaine mesure, étant pourvu d’aptitudes spéciales, mais au prix d’efforts et d’une discipline qui ne sont pas faits pour encourager ceux qui voudraient suivre ses traces.

Après avoir parcouru ces études, savantes et ingénieuses, il faut reconnaître que le mystérieux royaume des songes, qui occupe presque la moitié de notre vie, ne nous a jusqu’ici livré aucun de ses secrets essentiels.

Je ne veux un instant m’y attarder qu’au point de vue des relations des rêves avec l’avenir, point de vue que ces savants n’ont même pas effleuré, et qui est peut-être plus intéressant et, en tout cas, aussi défendable que la plupart de ceux qu’ils ont examinés.

***

Il y a quelques temps, un petit livre d’un écrivain anglais, M.J.W. Dunne, An experiment with Time (2), a repris la question. L’objet principal de l’ouvrage est d’éclaircir la notion du temps considéré comme quatrième dimension, car tout corps s’étend dans le temps aussi bien que dans l’espace. Cet essai d’interprétation trop technique, trop abstrait et sans doute contestable, ne peut guère intéresser que les spécialistes. A moins d’être rompu à ce genre de travail, il est difficile de le suivre, et ce qu’on en retire, tout compte fait, semble plus verbal que réel.

M.J.W. Dunne, pour étayer sa thèse, se sert presque exclusivement des prémonitions oniriques. Tous ceux qui ont quelque peu pratiqué la métapsychique n’ignorent pas ce qu’on entend par rêves prémonitoires. J’en ai assez parlé longuement dans L’Hôte Inconnu, où ils sont l’objet d’une étude intitulée : La Connaissance de l’Avenir (3). Ces rêves ou songes, plus ou moins prophétiques, ont été signalés depuis l’origine de l’histoire et ne sont plus sérieusement contestés. M. Ernest Bozzano, dans son livre consacré aux Phénomènes prémonitoires (4), profitant des travaux de la Society for Psychical Research, et y joignant les résultats de ses enquêtes personnelles, a réuni un millier de cas de précognition, parmi lesquels il en retient cent soixante, moins par dédain de la plupart des autres que pour ne pas trop manifestement excéder les limites normales d’une monographie.

Les cent soixante cas réservés ont été contrôlés aussi sévèrement que possible. Par la nature même des phénomènes qu’ils relatent, ils reposent presque exclusivement sur le récit de ceux qui en furent les acteurs ou les comparses, c’est-à-dire sur le témoignage humain qu’on peut toujours suspecter. Mais il faut alors renoncer aux certitudes et aux sciences qui ne s’acquièrent point dans les laboratoires ou les opérations mathématiques, en d’autres termes, aux trois quarts de ce que nous savons. Au surplus, quelques cas sont corroborés par des preuves écrites, notamment celui que rapporte M. Th. Flournoy, professeur à la Faculté des sciences de l’Université de Genève, dans son remarquable ouvrage : Esprits et Médiums (5). Les cachets de la poste y donnent date certaine à une lettre envoyée de Genève à Kasan, dans laquelle une amie du professeur Flournoy, Mme Buscarel, raconte, avec des détails qui excluent toute idée de coïncidence fortuite, un songe annonçant un évènement tragique qui ne se réalisa que sept jours plus tard.

A moins d’incrédulité systématique et puérile, on doit donc admettre que le songe prophétique existe, a toujours existé et se trouve définitivement classé parmi les acquisitions les plus défendables de la métapsychique.

Avant d’aller plus loin, rappelons deux principes sur lesquels s’accordent la plupart des onirologues, à savoir premièrement qu’il n’y a pas de sommeil sans rêves. Il est en effet peu probable, pour ne pas dire impossible, que le cerveau cesse complètement de fonctionner dans le sommeil, si profond que soit celui-ci. Il continue d’accomplir sa mission vitale, comme le cœur continue de battre, les poumons d’aérer le sang, l’estomac de digérer, le foie et les reins d’éliminer les déchets et les toxines, etc. Afin de s’en assurer, le marquis d’Hervey se fit réveiller cent soixante fois pendant son premier sommeil, à diverses reprises et à différentes époques de sa vie, notamment durant trente-quatre nuits consécutives, et constata toujours que sa pensée était fixée sur une image onirique quelconque.

Si nous croyons avoir dormi d’un sommeil sans rêves, ce n’est point que les rêves y aient fait défaut, c’est qu’au réveil la mémoire s’en est instantanément et complètement dissipée. La mémoire de ce qui se passe durant le sommeil, nous avons eu tous maintes fois l’occasion de le constater, est d’une nature très spéciale, superficielle, comme si elle tenait pas aux sources de la vie, fugitive, inconsistante, et le premier rayon du jour en balaie d’un seul coup les fumées. Je suis même convaincu que nous n’avons jamais connaissance d’un songe du profond sommeil. Nous ne saisissons que les restes de ceux qui se blottissent dans les franges du réveil.

Il convient d’ailleurs de se mettre en garde contre les complaisances de la mémoire onirique. Si nous ressentons la moindre préférence, si même à notre insu nous la sollicitions, tout de suite elle répond et abonde dans ce qu’obscurément nous désirons.

Quoi qu’il en soit, le souvenir de bien peu de songes, même des plus nets, des plus frappants et qu’on a soin de se raconter mentalement à soi-même dès le réveil, atteint le milieu du jour et, vers le soir, il n’en reste plus trace. Ces particularités sont trop connues pour qu’il soit nécessaire d’insister.

Le second principe admis par les spécialistes, c’est que, tout comme la mémoire ordinaire et diurne, il est possible de cultiver et de développer la mémoire onirique. On y parviendra peut-être d’autre manière ; mais, en attendant, le moyen le plus simple consiste tout bonnement à noter par écrit, à chaque réveil dans la nuit, le songe qui vient de nous quitter. Au bout d’assez peu de temps, la mémoire se prête à cette exigence insolite et l’on réussit à reconstruire, à ranimer les songes les plus compliqués ; chose curieuse, on dirait que, flattés de l’honneur qu’on leur fait, ils deviennent plus réguliers, moins incohérents, en un mot, se tiennent mieux, comme des enfants qui se sentent surveillés. On constate surtout qu’ils se multiplient de façon insolite, apparemment parce qu’on en perd beaucoup moins.

Notons, par parenthèse, qu’une statistique de M mes Sarah Weed et Florence Hallam établit que, sur 100 rêves, 58 sont pénibles, et 26 réellement agréables, le reste étant indifférent ; c’est-à-dire que le malheur, comme dans la vie diurne, l’emporte sur le bonheur.

***

Quel intérêt, direz-vous, y-a-t-il à retenir ou à solliciter des songes, aujourd’hui que nous ne croyons plus aux présages et que l’oniromancie qui comprenait l’oniroscopie, l’onirocritique et la tératoscopie, avec autant de raison que l’ornithomancie ou étude du vol des oiseaux et l’astrologie, est reléguée au cimetière des sciences définitivement mortes ou oubliées ?

Il est vrai, ce serait perdre son temps, bien que tout, dans l’onirocritique et dans la tératoscopie, qui sont l’art de démêler et d’interpréter les symboles et prodiges de nos rêves, ne soit pas également condamnable. Mais il y a autre chose. Les songes sont issus d’un organe ou d’un ensemble d’organes qui, à l’état de veille, se trouve presque complètement sous le contrôle de notre conscience ou de notre raison, c’est-à-dire de cette partie de notre moi qui s’est jalousement différenciée et séparée du reste de l’univers avec lequel elle n’a plus que des communications indigentes, précaires et sévèrement surveillées.

Dans le sommeil, cet organe dont la raison proprement dite n’est peut-être qu’une excroissance parasitaire et tyrannique, recouvre plus ou moins son indépendance, échappe aux principales contraintes de la personnalité, erre à son gré ou au hasard dans l’illimité, se remet en rapport avec tout ce qu’on lui défend d’approcher de peur qu’il ne s’y confonde ; et perd notamment la notion des deux illusions les plus nécessaires au maintien de notre petite vie individuelle, illusions qui nous masquent la réalité de l’éternel partout, de l’éternel présent et que nous avons appelées l’espace et le temps.

Or, des expériences qui ne font que commencer permettent déjà de constater que le cerveau libéré par le sommeil, au cours de ses pérégrinations dans l’éternel présent qui est le temps réel, y rencontre autant d’avenir que de passé. Il les confond. Il n’aperçoit plus la ligne imaginaire mais rigide qui les sépare au nom de la raison. Il ne distingue plus ce que nous avons fait de ce que nous ferons, ce qui n’est pas encore accompli de ce qui s’est déjà abattu sur notre tête, et nous revient, sans qu’il s’en rende compte, aussi chargé de prophéties que de souvenirs. A nous de tirer ce qu’il a ramassé, comme l’abeille ramasse le pollen dans les fleurs, et d’apprendre à tirer parti des avertissements qu’il déverse pêle-mêle avec les remords et les regrets.

C’est pourquoi les anciens, qui, sous les formes qu’elle prenait autrefois et que du reste elle prend encore, avaient su découvrir et honoraient la sorte de sagesse instinctive, obscure, incohérente, mais presque illimitée que nous nommons aujourd’hui le subconscient, attachaient aux manifestations oniriques autant d’importance qu’aux observations sidérales. Comme toujours, ayant plus d’imagination que de méthode scientifique, ils exagéraient, systématisaient aveuglément et se trompaient assez puérilement ; mais comme toujours aussi, au fond de leur erreur, se cachait probablement la vérité. C’est cette vérité qu’il serait intéressant de rechercher. Avant qu’elle soit adoptable, il faudra la soumettre à de nombreuses et minutieuses expériences.

Elles devront porter sur d’humbles rêves quotidiens. Il est certain qu’un grand rêve prémonitoire, tel que celui du chevalier Giovanni de Figueroa, rapporté par M. Bozzano, qui fait époque dans les comptes rendus des sociétés métapsychiques, produit plus d’effet ; mais les rêves de cette qualité sont assez rares et l’on peut toujours en suspecter l’authenticité. Au lieu qu’en provoquant, pour ainsi dire, en notant et en analysant attentivement les menus incidents prophétiques de nos petits songes de chaque nuit, notre expérience personnelle ne tardera pas à nous convaincre que l’avenir existe déjà dans le présent ; ce que nous n’avons pas encore fait est déjà quelque part accompli ; qu’une bouteille, par exemple, comme on le verra un peu plus loin, accidentellement renversée, tombait déjà, au même endroit, depuis on ne sait quand ; et c’est, somme toute, la plus salutaire et même la seule manière d’acquérir une conviction et de se préparer à en tirer parti.

**

A titre d’exemple, voici une des expériences notées par J. W. Dunne. Un jour, il chasse sur un terrain qui ne lui est pas familier et, ne connaissant pas exactement les limites de la propriété, se hasarde dans des champs qui n’en font point partie. A distance, il est violemment interpellé par deux hommes qui se mettent à sa poursuite et lancent contre lui un chien qui aboie furieusement. Il bat promptement en retraite, trouve une porte dans le mur et parvient à s’échapper avant qu’on ait pu l’atteindre.

Le soir, il feuillette son carnet de rêves et trouve, au bas d’une page, la note que voici :

« Poursuivi par deux hommes et un chien. »

Il avait eu ce rêve deux jours avant la scène réelle, l’avait complètement oublié et ne put le reconstituer qu’après avoir retrouvé la ligne qui le résumait.

Sur les instances de M. J. W. Dunne, une de ses cousines, Miss B…, qui prétendait n’avoir jamais eu de rêves, s’efforça de se rappeler tout au moins la pensée qu’elle avait à l’instant du réveil et de rechercher l’origine de cette pensée. Le procédé réussit à merveille et, durant les six jours qui suivirent, Miss B… parvint à se remémorer un rêve quotidien ; je ne citerai que l’un d’eux qui est assez frappant.

A son arrivée dans un hôtel champêtre, on lui parle d’une femme qu’on soupçonne d’être une espionne allemande (c’était à la fin de la guerre). Peu après, elle rencontre cette femme dans le jardin de l’hôtel, si vaste qu’on pouvait facilement le prendre pour un jardin public. La femme était vêtue d’une jupe noire, d’une blouse rayée noir et blanc et ses cheveux, peignés en arrière, étaient réunis en « bun », comme disent les Anglais, sur le sommet de la tête.

Deux jours auparavant, Miss B… avait envoyé à son cousin une note résumant un rêve où elle avait rencontré, dans un jardin public, une Allemande vêtue d’une jupe noire, d’une blouse rayée noir et blanc et portant pareillement les cheveux peignés en arrière et réunis en « bun » sur le sommet de la tête.

Il est bon d’ajouter que M. J. W. Dunne et Miss B… avaient décrété, fort arbitrairement à mon avis, que l’évènement annoncé devrait se réaliser dans les deux jours, faute de quoi il n’en serait pas tenu compte et il serait considéré comme non avenu.

**

Qu’il me soit maintenant permis de citer trois bouts de songes qui, parmi d’autres ayant encore moins de valeur, m’ont visité depuis le peu de temps que je m’occupe de la question. J’avertis qu’ils n’ont aucun intérêt, ne prouvent pas grand ‘chose et sont même un peu ridicules. Dès que votre attention sera mise en éveil, vous en aurez assurément qui seront bien plus pittoresques et plus probants. Si j’ai pu obtenir quoi que ce soit dans cet ordre de phénomènes, n’importe qui peut espérer n’importe quoi, nul n’étant plus que moi dépourvu de tout don métapsychique, de toute faculté para- ou supranormale. Leur indigence même garantit leur authenticité, car personne ne s’aviserait d’inventer des rêves aussi pitoyables, et le moindre élève d’une école primaire trouverait beaucoup mieux.

Je rêvai donc qu’une bouteille contenant de l’eau oxygénée se trouvait sur une petite table à trois pieds, dans un coin de cabinet de toilette. Un des pieds reposait sur un tapis de couleur beige, les deux autres sur le dallage provençal. Un faux mouvement de mon genou accrocha au passage la petite table, la bouteille se renversa, roula et tomba sur le dallage où elle se brisa. L’eau oxygénée se répandit sur le tapis qui se mit à fumer comme s’il avait pris feu. Immobile, ahuri, je regardai s’accomplir la destruction de mon tapis, sans rien tenter pour le sauver.

Au réveil ; je notai le rêve en trois mots, sans y attacher la moindre importance, constatant du reste qu’il n’y avait pas de bouteille sur la petite table et que l’un des pieds de celle-ci reposait non sur un tapis beige, mais sur une carpette rouge vif.

Trois jours plus tard, ayant totalement oublié mon rêve, j’achetai un demi-litre d’acide sulfurique dont j’avais besoin pour mes accumulateurs, et le déposai sur la petite table que quelques heures après je bousculai en passant. Le demi-litre roula, tomba et se brisa. La carpette étant plus ou moins humide se mit à fumer abondamment et ce fut à cet instant seulement que, brusquement, je me rappelai le songe antérieur de trois jours à sa réalisation.

On remarquera deux erreurs de détail : le tapis beige, qui était celui de la chambre à coucher contiguë et qui, par transposition, remplace la carpette rouge, et le demi-litre d’acide sulfurique qui se substitue à l’eau oxygénée. Cette dernière erreur est assez curieuse, car l’eau oxygénée, se répandant sur le tapis, n’aurait pas provoqué de fumée ou de vapeur. C’est la réalité chimique qui, dans le rêve même, l’emporte sur l’illusion du songe.

De telles erreurs ou inexactitudes sont fréquentes dans les rêves qui intéressent le futur ; elles le sont du reste tout autant dans ceux qui se rapportent au passé que des altérations fantastiques rendent souvent méconnaissables. Nous le savons tous, rien n’est plus illogique, plus déformateur, plus déconcertant que les songes ou plutôt que le subconscient ou l’Hôte Inconnu qui les engendre et les conduit par des chemins que la raison fréquente rarement.

Une autre nuit, je rêve qu’une partie du mur de mon jardin de Nice s’écroule et que ses débris obstruent la piste d’un jeu de boule qui s’étend à ses pieds. Cinq jours plus tard, un tourbillon local, comme il y en a parfois dans la région, renverse une autre partie du mur, perpendiculaire à celle qui était tombée dans mon rêve, et ses débris encombrent l’allée qui conduit à la grille. Je reconnais d’ailleurs qu’il n’y a probablement ici qu’une simple coïncidence et que le fait ne prouve pas grand’ chose ; aussi ne l’ai-je noté que par acquis de conscience.

Enfin, une dernière nuit, je rêve qu’étant en Belgique, et croyant gagner Gand par un raccourci, j’arrive dans une ville que je ne reconnais pas. Un jeune homme qui se tient à la porte d’une église m’apprend obligeamment que je me trouve à Bruges. Je veux pénétrer dans l’église, mais je ne sais pourquoi, il m’en défend sévèrement l’entrée. Nous causons, et il m’apprend qu’il est le fils d’un de mes amis d’enfance. Ayant depuis une vingtaine d’années rarement rencontré cet ami, je n’avais jamais vu son fils. Ensuite, jaillit de l’église une sorte d’autobus dans lequel monte le jeune homme. L’autobus démarre en kangourou, prend follement un virage à angle droit et verse. La plupart des voyageurs sont blessés et j’aperçois parmi eux le fils de mon ami. Puis tout s’évapore en circonstances incohérentes et hétéroclites.

Environ un mois plus tard, je rencontre l’ami en question. Après divers propos, il m’apprend que son fils, que j’ai connu tout petit, a été victime, il y a trois semaines, d’un accident d’auto ; sa voiture, qu’il conduisait lui-même, a capoté dans un virage. Outre une blessure à la tête et de fortes contusions, il a eu le radius et le cubitus du bras droit cassés nets. Il n’est pas encore complètement remis, mais s’en tirera sans dommage. Sur le moment, je n’établis aucune corrélation entre l’accident et le rêve totalement oublié. Ce n’est que rentré chez moi qu’une velléité de souvenance vient m’effleurer. J’ouvre mon carnet de notes et, après avoir écrit à mon ami, j’apprends que l’évènement a eu lieu deux jours après mon rêve.

Avouons que les procédés du songe ou du subconscient sont inattendus et incompréhensibles. Ils m’annoncent vingt-quatre heures d’avance un accident qui, au détour d’une route, attend un jeune homme qui, pour moi, n’existait plus ; et ils me donnent la vision de cet accident en en changeant presque toutes les circonstances. Je ne me charge pas d’expliquer l’énigme.

Du reste, je ne saurais assez le répéter, ces petites anecdotes n’ont pas la prétention de persuader qui que ce soit. Il est fort possible qu’il n’y ait eu que de simples coïncidences et on peut parfaitement douter de leur existence. Vous n’y donnerez créance que lorsque des songes analogues que vous pourrez peut-être provoquer et, en tout cas, vous rappeler, comme je me suis rappelé les miens, vous prouveront qu’elles sont vraisemblables et moins rares qu’on ne le croit.

***

L’important c’est de venir en aide à la mémoire onirique. Vous constaterez, je pense, qu’elle se développe assez facilement. Mais ne vous attendez pas à des merveilles, à l’une ou l’autre de ces prémonitions extraordinaires qui abondent dans les revues métapsychiques. Du reste, je ne vous les souhaiterais point, car les prémonitions, comme les grandes prophéties, n’annoncent jamais un évènement heureux. Il faut bien se dire que, dans une vie normale, ne surgit pas chaque jour un évènement sensationnel ou simplement notable ; et le meilleur prophète n’a rien à annoncer quand rien n’arrivera. Il faut, pour exercer ses dons, qu’il se trouve au centre d’une existence extrêmement mouvementée, sinon il devra se borner à découvrir dans les mystères de l’avenir un chien qui aboie, une bouteille qu’on renverse ou un mur qui s’écroule. C’est d’autant plus probable que notre subconscient à qui, en attendant mieux, nous attribuons ces pérégrinations dans l’inconnu, ne paraît s’intéresser qu’aux petits faits qui concernent son hôte éphémère et n’avoir nullement cure d’idées générales et de prédictions d’une certaine ampleur. Ne dédaignons pas ces précognitions parce qu’elles ne s’attachent qu’à de petites choses. On pourrait soutenir que plus elles sont insignifiantes, plus elles sont remarquables. La faculté admise, il n’est pas surprenant qu’elle aperçoive et puisse prédire une catastrophe qui occupe tout un pan de l’avenir. Mais voir dans le futur une bouteille qui tombe, cela demande des yeux et suppose une préexistence du présent bien plus extraordinaire.

***

Ne croyez pas non plus que vos rêves aient avant tout mission de vous signaler plusieurs d’avance les biens ou les maux qui vous attendent. On ne sait pas encore à quoi ils servent, mais ils ne semblent guère se soucier de nous faire profiter de ce qu’ils apprennent. Ils ne nous avertissent que par hasard et sans y faire attention. Voilà pourquoi, dans plus de cent rêves remémorés, vous ne recueillerez peut-être que deux ou trois parcelles d’avenir. Et l’avantage que vous en tirerez sera pratiquement nul, attendu qu’il est très difficile, voire impossible, de démêler sur le moment si ce qui semble appartenir au futur n’est pas pris dans le passé. Nous ne constatons qu’un avertissement était sérieux qu’après qu’il s’est réalisé, et si nous écoutions tous ceux qui jamais ne s’accompliront nous finirions par ne plus oser remuer le petit doigt de la main gauche.

***

Néanmoins, l’expérience est intéressante. Pratiquée durant quelques temps, elle découvre en nous une région tout à fait ignorée, ce qui est toujours profitable. Elle nous apprend aussi que si nous voulons bien nous donner la peine de cultiver certaines facultés latentes nous sommes tous plus ou moins prophètes et pouvons devenir nos propres vaticinateurs. Et nous ne savons pas encore jusqu’où, dans cette direction, l’expérience nous mènera. Elle nous apprend surtout à nous pencher sur le plus prodigieux de tous les problèmes que nous offre l’inconnu de l’univers : la préexistence de l’avenir, sans parler de tout ce qui s’y rattache, notamment l’insoluble question du libre arbitre. Peu importe l’insignifiance ou la trivialité du fait qui décèle cette préexistence, l’énigme est pareillement énorme et insondable, parce qu’elle exige quelque part, dans l’éternité, la présence parfait, entière et inaltérable de ce qui pour nous n’est pas encore. Une bouteille que je vois aujourd’hui tomber dans mon rêve, alors qu’elle ne tombera réellement que dans trois jours, recèle un mystère aussi extraordinaire, aussi inexplicable et exactement de même nature, de même origine et de même proportion que celui qui renferme la prédiction de la chute d’un grand empire qui ne s’effondrera que dans trois cent ans.

Mais j’ai déjà agité ces questions dans La Connaissance de l’Avenir, et s’il est inutile d’essayer d’y répondre de façon satisfaisante, il l’est bien davantage de se répéter.

Texte sous droits.

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